Le bienheureux

Paul GIUSTINIANI

 

 

Du même auteur,

sur la tradition camaldule

Chez le même éditeur

Saint Romuald, l’ermite-prophète, 1991.

Nazarena, recluse au cœur de Rome, 1996.

 

 

Chez d’autres éditeurs

Pierre Damien, l’homme des déserts de Dieu, O.E.I.L.- de Guibert, Paris, 1986.

Pierre Damien – Du désert à l’action, Traduction de quelques opuscules sur la vie érémitique, Editions Migne, Les Pères dans la foi, Paris, 1992.

Articles

A l’école de saint Romuald, in Lettre de Ligugé, n° 231, 1985.

La Règle de la vie érémitique du bienheureux Paul Giustiniani, in Lettre de Ligugé, n° 253, 1990.

A paraître

Vie du bienheureux Romuald, Saint Pierre Damien, Le Cerf, Paris.

Fr. Louis-Albert Lassus, o.p.

Le Bienheureux

PAUL GIUSTINIANI

l’amoureux impénitent du désert

(1476 – 1528)

Editions Sainte-Madeleine

 

 

 

 

Introduction

 

Frère Paul Giustiniani, reconnaissons-le, est pour beaucoup, même parmi les spécialistes de la vie solitaire en Occident, sinon un inconnu, du moins un ignoré. Pourtant, cet humaniste vénitien qui, tout au long de sa vie, brame vers l’Absolu, est une des très grandes figures de l’érémitisme chrétien, en plein cœur de la Renaissance italienne.

Par bonheur, il a le don d’écrire et ne se prive pas de l’exercer. Et nous avons aux Archives du Saint-Ermitage camaldule de Frascati une quantité incroyable de notes, lettres, poèmes, soliloques, commentaires de l’Ecriture, traités de toutes sortes, une forêt de documents qui nous permettent aujourd’hui de connaître sa pensée si forte et souvent originale, mais surtout de le connaître lui-même. Giustiniani en effet se livre facilement, sinon aux autres, du moins à lui-même, tout à fait à la manière de saint Augustin, et c’est avec une vraie joie que nous recevons son témoignage. Lui, l’humaniste raffiné, passionné de littérature et de philosophie latine et grecque, l’homme du monde qui passe constamment "des livres aux femmes et des femmes aux livres", qui demain sera l’ami et le conseiller des papes, des évêques, des grands de la terre, rêve de la Montagne pour accrocher son cœur au ciel.

A l’âge de 34 ans, il s’en va à son destin, gagne les Apennins et là l’ermitage fondé par Romuald de Ravenne1, il y a cinq siècles. Il veut vivre le ciel dans la solitude et le silence. Mais qu’il est difficile de contenter le cœur d’un homme que les demi-mesures de la terre rendent malade et malheureux. Alors, il s’en va et il s’en va encore, entraînant à sa suite d’autres assoiffés du ciel, jusqu’à ce qu’il meure dans les bras d’un ami à 52 ans à peine, au sommet du Mont Soracte, près de Rome, terrassé par la peste.

"Dieu, tu es mon Dieu, après Toi languit ma chair, terre aride altérée, sans eau" (Ps. 62).

Le plus beau, c’est qu’il a fait école et que, de lui, est née toute une cohorte d’hommes qui, dans le rayonnement de son témoignage, ont découvert la Voie2.

 

 

 

Sources

 

Les manuscrits laissés par le frère Paul Giustiniani ont été soigneusement réunis à l’ermitage de Monte Rua par les soins de Luc d’Espagne, puis à la fin du XVIIe siècle inventoriés et collationnés par Jean de Trévise, dont le travail (aujourd’hui perdu) a été repris par Augustin Fiori, à la fin de sa Vie du bienheureux Paul Giustiniani. Ces manuscrits — traités, soliloques, lettres, poèmes, prières, plans, notes hâtives — remplissent douze volumes conservés aujourd’hui dans l’Archivium du Saint-Ermitage de Frascati. La plupart de ces manuscrits sont encore inédits. En 1967, le professeur Eugenio Massa nous a offert l’inventaire critique de cette œuvre considérable en un précieux volume, aux Edizioni Storia e Letteratura (Rome), sous le titre : Beato Paolo Giustiniani Trattati, Lettere, Frammenti dai Manoscritti originali dell’ Archivio dei Camaldolesi di Monte Corona nell’ Eremo di Frascati.

Ce premier volume devait être suivi de plusieurs autres, présentant l’édition critique de tous les manuscrits. Le travail si prometteur a malheureusement été interrompu. Seul a été édité un deuxième volume, contenant certains précieux traités sur l’amour de Dieu, les Pensées quotidiennes et le Secretum meum mihi.

Pour établir la chronologie, les faits et gestes de Giustiniani, la source première est le travail sérieux de Luc d’Espagne, camaldule de Monte Rua, intitulé Romualdina seu eremitica Montis Coronæ Camaldulensis historia, paru à l’imprimerie de l’ermitage en 1587. Luc d’Espagne a recueilli les témoignages des premiers disciples et des contemporains de Giustiniani, ainsi que de son neveu, "qui était alors un vieillard". Si nous rencontrons dans le texte quelques erreurs chronologiques, l’ensemble nous paraît être de la plus grande valeur.

Le second biographe du frère Paul est Jean de Trévise, camaldule. Il écrit à la fin du XVIIe siècle. Son manuscrit est aujourd’hui perdu, mais par bonheur a été consulté et repris presque entièrement par Augustin Fiori, dont nous avons deux éditions, l’une de 1724, l’autre de 1729. Outre que cette "Vie" contient de nombreux beaux textes inédits de Giustiniani, elle nous permet de prendre connaissance de l’inventaire des manuscrits du bienheureux, tel que Jean de Trévise l’avait établi et tel que nous le livrera Dom Jean Leclercq avec les retouches nécessaires.

Les savants auteurs Mittarelli et Costadoni des Annales Camaldulenses, parues à Venise en 1792 en neuf volumes, nous sont également source précieuse d’informations sur le frère Paul, tant à travers l’histoire qu’à travers des lettres du bienheureux à son ami Pierre Quirini.

Ces sources ont été utilisées savamment par le moine Dom Placido Lugano dans son livre La Congregazione Camaldolese degli eremiti di Monte Corona, paru à Frascati en 1908. Plusieurs chapitres y sont consacrés au bienheureux frère Paul. Ce sera le dernier ouvrage de valeur avant que ne paraisse en 1951 aux éditions Camaldoli (Arezzo) le livre magistral de Dom Jean Leclercq, malheureusement épuisé, Un humaniste ermite, le bienheureux Paul Giustiniani (1476-1528), où nous trouvons l’inventaire des manuscrits, suivi quatre ans après de Seul avec Dieu, la vie érémitique d’après la doctrine du bienheureux Paul Giustiniani, Plon, Paris, 1955, également épuisé (mais l’un et l’autre existent en version italienne). Je dois beaucoup à ces deux grands ouvrages.

Je me permets de signaler avoir publié dans la Lettre de Ligugé la traduction de la Règle de la vie érémitique de 1520, et dans les Collectanea Cisterciencia la Règle de la vie "au-dessus de tout éloge" des reclus, que le bienheureux écrivit en 1518.

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1. Sur saint Romuald et sa spiritualité, on peut lire en français, outre les livres du P. Lassus : Dom Jean Leclercq : Saint Pierre Damien, ermite et homme d’Eglise. Editions Storia e Letteratura. Roma.

2. Il s’agit de la Congrégation des ermites Camaldules de Monte Corona. Actuellement la famille érémitique du bienheureux Paul Giustiniani compte une centaine d’ermites répartis en huit ermitages situés en Italie, Pologne, Espagne, Etats-Unis (Ohio), Colombie, avec un projet de fondation au Vénézuela.

 

 

 

Repères biographiques

 

15 juin 1476 : Naissance à Venise de Thomas Giustiniani.

1494 : Etudiant à l'Université de Padoue.

1er juin 1506 : Se retire dans l'île de Murano.

4 juin 1507 : Thomas accomplit un voyage en Terre Sainte.

3 juillet-6 août 1410 : Premier séjour à Camaldoli.

17 décembre 1510 : Entrée définitive chez les Camaldules.

25 décembre 1510 : Vêture; il reçoit le nom de F. Paul.

8 août 1512 : Profession monastique.

1513 : Participe au Chapitre général pour la réforme de l’Ordre.

décembre 1518 : Ordination sacerdotale.

28 juin 1519 : Il est élu Majeur de Camaldoli.

14 septembre 1520 : Il démissionne et quitte Camaldoli pour s'enfoncer dans la solitude et fonder de petits ermitages.

15 juin 1528 : Mort à Rome.

 

 

 

 

Chapitre 1

 

"J’ai désiré de vivre solitaire."

Grande joie à Venise dans la maison des Giustiniani en ce 15 juin 1476. Paola dei Malipieri vient d’accoucher d’un petit garçon que l’on appelle Thomas, le dernier de six sœurs et de deux frères. Ses parents, Francesco et Paola, appartiennent à la célèbre famille des Giustiniani, honorée tout récemment par le patriarche Laurent, dont le ministère a été unanimement apprécié, et qui, de plus, est un saint.

A quatre ans, Thomas perd tragiquement son père et se trouve donc livré à la seule influence de Paola, qui marquera si fort de son emprise le tempérament sensible et pensif de l’enfant. Bien vite, Thomas aime jouer, comme tous les enfants du monde : "Je me suis beaucoup délecté, confiera-t-il plus tard, à m’amuser soit avec une balle, soit même simplement avec des noyaux de pêche, à me masquer ou encore à danser."1 Mais il nous dira aussi avoir été, dès sa petite enfance, attiré fortement par le silence et la solitude.

Pourtant Thomas n’a rien d’un enfant "sauvage". Tous les témoins s’accordent à dire qu’il est rayonnant de gentillesse. Cependant son allure est parfois d’une grande majesté… Il fréquente les écoles de Venise, s’intéresse à mille choses. "Qu’est-ce que cela veut dire ?" demande-t-il souvent. Encore adolescent, il compose déjà de fort jolis poèmes en latin ou en grec, car il excelle dans l’étude des langues. "J’ai vécu, à ce qu’il me semble, dans les écoles de grammaire avec assez de simplicité et de profit." Sa mère l’a aussi éveillé très tôt aux choses de Dieu, à la prière, à la vie vertueuse, ce qui ne signifie pas qu’il vit en serre chaude.

A dix-huit ans, Thomas quitte la maison paternelle pour la fameuse université de Padoue, où il va étudier la philosophie, discipline qui l’attire si fort. "L’enseignement des philosophes m’emplissait de joie si forte que je m’apercevais n’en avoir pas connu de plus grande jusqu’alors." Il loge un peu en dehors de la ville, car il y a chez lui cet attrait pour le silence qu’il a connu dès son enfance : "J’ai cherché de plus en plus la solitude et j’ai voulu habiter loin du centre de la ville. J’ai eu soin de n’avoir que peu d’amis et même évité la familiarité des gens qui me servaient."

Mais, à vingt ans, il est bien difficile de s’asseoir en solitude. Thomas est écartelé. Loin du regard de sa mère, il se laisse aller aux désirs de l’amour charnel qui l’habitent. Il le déplore et s’en humilie, mais il constate que sa vie est partagée entre l’amour des livres et celui des femmes. Jusqu’à ce que, peu à peu, la fréquentation des philosophes stoïciens le réveille à la vraie noblesse de l’homme et lui donne l’envie de sortir de sa prison aux barreaux plus ou moins dorés. "Je me mis à lire des ouvrages d’auteurs chrétiens, et mon esprit s’y délectait au point que je considérais tout le reste comme rêve et folie." La Bible et les Pères de l’Eglise deviennent ses livres-amis.

L’attirance de Dieu se fait si forte qu’il songe, à 24 ans, à tout abandonner pour se faire religieux. Il fréquente assidûment le monastère bénédictin de Sainte-Justine, alors en pleine ferveur. Cependant, quelques ennuis de santé et pas mal de soucis matériels et autres, lui font différer son entrée en religion. L’Esprit de Dieu le conduit avec sagesse. Il aura son heure de lumière.

Chose curieuse : en même temps qu’il découvre la splendeur de Dieu et la paix du Seigneur Jésus-Christ, voici que son cœur s’ouvre comme jamais à l’amitié, celle de son frère Jacques, celle de quelques-uns de ses camarades, dont Vincent Quirini, qui, durant quelques années trop brèves, avant d’être ravi par la mort, lui sera l’âme de son âme. Après une longue et fatigante maladie, qui lui a été source de lumière sur Dieu et sur lui-même, il écrit à Vincent : "Maintenant, je vais mieux que je n’ai jamais été depuis trois ans…

Si j’en suis là, ce n’est pas par mes efforts, mais par l’effet de la bonté de Dieu, et que j’ai suivi des conseils excellents des saints."

Thomas n’a plus le cœur aux Lettres, ni aux philosophes, ni même aux théologiens padouans fort prétentieux et futiles. La solitude l’attire plus que jamais, celle de la montagne sans doute, mais plus encore celle du dedans. Il sent très fort qu’il lui faut "revenir au cœur". "J’ai décidé de vivre solitaire… J’ai choisi comme retraite une maison très agréable et très commode, située dans une propriété de mon frère… J’y serai tranquille pour vaquer à l’étude et pour recevoir mes amis."

Thomas ne sait pas encore que la solitude va le prendre au piège pour toujours. C’est uniquement le secret de Dieu. Nous sommes en 1505, et Thomas a 29 ans.

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1. Nous avons pensé trop fastidieux pour le lecteur non spécialisé de donner les références des citations de Giustiniani, extraites des manuscrits originaux de l’Archivium de Frascati. Plusieurs de ces textes nous ont été signalés, il y a bien des années, par mon ami, le regretté Père Jean Leclercq.

 

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* *

 

Il a donc quitté définitivement l’université de Padoue, où il a acquis une étonnante culture littéraire et philosophique, malgré ses trop fréquentes maladies. Une étrange épidémie s’est emparée de la ville, mettant en danger la vie de chacun.

Venise et la famille de Thomas exultent de pouvoir l’accueillir, et, tout particulièrement, deux de ses sœurs avec qui il gardera toute sa vie des liens d’affection très forts et combien précieux à certaines heures. Il ne peut cependant pas rester en ville pour mille raisons.

Voilà pourquoi, dès le 1er juin 1506, il s’embarque pour l’île de Murano, un "petit paradis", où il va mettre en état une vieille maison de famille pour y vaquer à l’étude de ses chers auteurs et à la réflexion. Bien sûr, il a fait transporter tous ses livres, ses précieux compagnons. Son régime est des plus sévères, car sa santé est loin d’être rétablie. Malgré tout, il peut vaquer sérieusement à ses pensées, et, de sa réflexion, va sortir un journal passionnant, qui, par bonheur, a échappé aux flammes.

Un jour, en effet, Thomas brûlera tous ses écrits, ses travaux, ses poèmes d’amour, ses lettres, dans un geste de dégoût à l’égard des années écoulées "qu’il a passées à se perdre". Ce journal, il l’intitule : "Mes pensées quotidiennes sur l’amour de Dieu". Il n’est certes pas le fruit d’une expérience mystique (Thomas est encore trop neuf dans sa recherche), mais seulement d’une réflexion à la fois philosophique et spirituelle sur le mystère d’un Dieu-Amour qui ne cesse de poursuivre l’homme pour le mettre debout et lui redonner son authentique visage. Ces pages, souvent belles, nous permettent de réaliser l’évolution d’un humaniste qui va, au jour le jour, découvrir le visage du Dieu de Jésus-Christ, un visage de tendresse et de miséricorde.

Jetons plutôt un regard attentif sur sa table : nous y découvrirons l’Evangile bien sûr, mais aussi le Cantique des Cantiques avec le commentaire d’Origène, les Confessions de saint Augustin, le Traité de l’Amour de Dieu de saint Bernard. Autant de textes majeurs qui nourrissent et enthousiasment la réflexion de Thomas, qui, se prenant au jeu, va même traduire son heureuse découverte dans quelques très émouvants poèmes. S’il écrit "à plume volante", c’est que notre Thomas en a souvent besoin pour canaliser les pensées d’un esprit parfois distrait et accablé de mille soucis matériels. Tant mieux pour nous, qui, aujourd’hui, pouvons constater comment il se laisse prendre à l’hameçon de l’amour de Dieu et saisir si fort le relatif de ses connaissances littéraires et philosophiques. "Si nous avions toute la science des philosophes de la Grèce et de l’Islam, note-t-il, et que nous n’aimions pas Dieu, tout cela ne nous servirait à rien."

Thomas reçoit certes ses amis et converse volontiers avec eux, mais le thème favori de leurs rencontres, c’est l’Amour. De plus en plus, Thomas se livre à la prière, lit l’Ecriture Sainte, parle et écrit au sujet de la Trinité, de Jésus, de l’Esprit-Saint, de l’Eucharistie, où il trouve la source cachée de la Vie. Il veut se convertir. "J’ai aujourd’hui trente ans, l’âge où le Christ a commencé à prêcher. Eh bien, il faut que je mette toutes mes forces pour que sa Parole s’accomplisse en moi." L’heure est en effet venue. Il a déjà laissé bien des choses, et le voici libre, capable d’être saisi par l’Esprit-Saint : "C’est de Toi, Seigneur, qu’il dépend maintenant que je Te connaisse et que je T’aime vraiment."

Murano aura donc été dans la vie de Giustiniani une étape capitale. L’heure est venue de prendre le large, de partir comme Abraham pour la Montagne que Dieu lui montrera. L’appel du silence se fait plus impérieux que jamais, et c’est l’envie du désert, du vrai désert, qui monte en lui. C’est là seulement, pense-t-il, que Dieu lui parlera enfin au cœur et l’introduira dans Sa joie.

Thomas sent très fort qu’il est arrivé à un moment décisif de son existence et il rêve… La solitude de Murano est très relative. Il voudrait connaître les déserts de Palestine, de Cappadoce ou de Syrie, où tant d’hommes et de femmes ont vécu l’aventure de l’Amour sans mesure. Cependant, notons-le, ce n’est pas tellement le désert tellurique qui l’attire, mais Celui qui a promis de s’y révéler à qui laissera patrie, maison, femme, enfant et se quittera lui-même.

C’est ainsi que, le 4 juin 1507, il s’embarque seul à Venise pour la Terre Sainte. Un beau voyage, dont certes il veut profiter et dont il nous racontera les riches heures en son journal de bord. Presque deux mois après le départ, le 30 juillet, vers six heures du soir, il entre dans la "très sainte Jérusalem".

S’il va noter peu de choses sur son séjour, ce sera dix ans après, alors qu’il est devenu fils de saint Romuald, ermite camaldule, qu’il confessera un jour à des moines du Mont-Cassin l’extraordinaire jubilation de son cœur en marchant sur les traces du Christ, mais aussi sa profonde déception de ne pas y avoir découvert le lieu de son repos. Une nuit, cependant, célébrant chez des moines l’office des Vigiles, le voici bouleversé par la parole du Seigneur : "Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il se renie lui-même, qu’il assume sa croix quotidienne et qu’il me suive." Et Thomas accepte l’invitation. Il reviendra à Venise à la fin de l’année, bien décidé à se livrer entièrement à Dieu.

Il semble pourtant encore indécis sur le lieu où il cachera sa vie. Durant deux longues années, il va chercher, avec ses plus intimes amis, le père spirituel qui lui indiquera la route à suivre. Serace Pierre Delfino, Général des camaldules, dont la résidence est précisément le monastère Saint-Michel de Murano? Serace l’abbé du célèbre monastère bénédictin de Praglia, aux portes de Padoue ? L’amitié, déjà si profonde, que Thomas a vouée à Vincent Quirini et à Jean-Baptiste Egnazio lui est infiniment précieuse, car ce sont deux hommes extrêmement brillants, mais, comme lui, tourmentés par le désir de Dieu et l’amour de la solitude. Il y a entre eux une sorte de complicité, analogue à celle qui, au XIe siècle, existait entre Bruno, Raoul le Verd et Fulcoie le Borgne, qui rêvaient ensemble à Reims, dans un fameux jardin, de partir vers l’Ailleurs d’où on ne revient pas. C’est ensemble que souvent ils interrogeront Delfino et qu’un jour ils se rendront à Praglia. Or, malgré la forte impression qu’ils retirent de leur séjour, c’est d’autre chose qu’ils se sentent enamourés, Thomas plus fort encore que ses deux amis. Ils cherchent un lieu où, tout en continuant à se livrer à l’étude, ils pourront vaquer à l’hesychia1, au penthos et, bien sûr, à Dieu seul.

Mais nous voici arrivés aux premiers jours de 1510. Les trois amis se rendent au monastère Saint-Michel de Murano, comme ils le font souvent, mais aujourd’hui, c’est le vicaire général de l’Ordre qui les accueille, Orlandini, sincère admirateur et défenseur de la vie érémitique. Tout de suite, il va être saisi par les qualités humaines de ces trois jeunes gens, qui viennent précisément lui soumettre leur projet de vie solitaire. Et voilà qu’il leur chante en majeur comme en mineur les louanges du Saint-Ermitage de Camaldoli, fondé par saint Romuald, l’ermite-prophète, en 1012 sur un sommet des Apennins. Depuis cinq siècles s’y succèdent des hommes de Dieu, et, parmi eux, d’authentiques saints, ermites ou reclus. Orlandini ne peut que leur conseiller de s’y rendre en voyage de reconnaissance, et même d’y passer le temps du Carême. Ainsi pourront-ils avoir une certaine idée de la vie que mènent là-haut les sept ermites et les cinq convers, et, parmi eux, le saint reclus Michel Pini. Nos amis acceptent avec enthousiasme, mais, hélas! ne pourront réaliser leur propos, certainement à cause de la "saison". L’hiver est si rigoureux à Camaldoli !

Le printemps venu, ils décident que Thomas partira seul, en éclaireur, au cours de l’été. Il regardera, écoutera, interrogera et suppliera le Saint-Esprit. Le 10 mai, Thomas adresse une lettre assez étrange au Général Delfino, où l’on ne peut que constater qu’aucun des trois amis n’est vraiment prêt à embrasser sans condition la vie au désert, telle qu’on la mène au Saint-Ermitage. Ils la rêvent pour eux indépendante de toute autorité, totalement consacrée à l’étude des Lettres, échappant non seulement à l’autorité de la Règle et du Majeur de l’Ermitage, mais même à un quelconque règlement de vie. C’est à un nouveau Cassiciacum qu’ils pensent, et encore… Par bonheur, ni Delfino, ni Orlandini ne se troublent. La grâce de Dieu ne casse rien ; elle fait habituellement son chemin "avec force et douceur".

Et voici que Thomas, le plus "engagé" certainement des trois complices, se met en route au début du mois de juin, un voyage long et difficile qui le conduit à l’hospice de Camaldoli, appelé Fonte Buono, le 3 juillet. Il s’y repose quelque peu de ses fatigues, mais, le lendemain, le voici gravissant la sainte montagne où l’attendent avec curiosité les frères ermites, qui savent la valeur et la flamme de cet homme riche et estimé que tourmente le désir de Dieu.

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1. Ce terme désigne le calme, le repos, le silencieux séjour en Dieu.

 

 

 

 

Chapitre 2

 

"Ce lieu est terrible et je ne le savais pas." Gen 28, 16-17

Voilà donc notre Thomas sur cette terre sainte où, un beau jour, Romuald a conduit cinq jeunes hommes fascinés par le ciel. Il leur a construit cinq petites cabanes, leurs cellules solitaires, dans une belle clairière entourée d’une couronne de sapins. Il leur a donné pour règle fondamentale la lapidaire consigne des Anciens : "Assieds-toi dans ta cellule. Mets un frein à ta langue et à ton ventre. Amen." Romuald se veut l’héritier des Pères des déserts et n’a rien d’autre à dire que ceci : "Ton ermitage, c’est ton ciel, ne le quitte pas. Enveloppe-toi de silence et laisse-toi, jour après jour, transfigurer en Christ."

Une cinquantaine d’années après la mort du maître (1027), Rodolphe, prieur de l’Ermitage, mettra par écrit les coutumes qui régissent l’existence des frères. Il nous dit leur ferveur et l’authenticité de leur vie solitaire, qu’ils mènent "ensemble", la main dans la main, le cœur dans le cœur. Malheureusement, mais c’est le lot de toutes les institutions humaines, l’histoire de l’Ermitage va s’alourdir et se compliquer d’autant plus que les nombreux monastères qui vont s’agripper à lui vont très vite constituer un Ordre, où le poids du cénobitisme va changer l’équilibre des forces et devenir un continuel danger pour la "virginité érémitique". N’empêche qu’en ce début du XVIe siècle, l’esprit des premiers camaldules ne s’est pas éteint ni même adultéré; Thomas, qui est là, devant la porte de l’Ermitage, ne sera pas floué.

Pierre Delfino l’attend avec joie, et l’accueil est plus que chaleureux. Thomas est installé dans une cellule proche de l’église, et voici que, contre toute attente, c’est littéralement le coup de foudre. Le cadre est d’une telle majesté ! La petite communauté d’ermites, hommes simples et sans grande culture, est rayonnante de paix et de joie. Et presque palpable est la présence de Dieu. Giustiniani est bouleversé et écrit à Vincent Quirini son heureuse découverte. Il est déterminé à devenir vraiment ermite, à se livrer entièrement et sans conditions à Dieu seul. Il dit à ses amis son enthousiasme et les invite à l’imiter.

Ils n’en sont certes pas encore là, mais Thomas, dans la joie de sa découverte, ne va cesser de les encourager. Il regarde, il écoute, il note et transcrit ses expériences. Il découvre bien sûr comme partout ailleurs la condition de l’homme blessé que nous sommes, mais pourquoi s’en étonner ? A côté, par exemple, de l’incontestable sainteté du reclus Michel, voici un certain Romualdino, qui ne peut supporter son Majeur, critique la vie de l’Ermitage et conseille à Thomas de se faire… dominicain. "Je le crois vraiment peu sensé", note-t-il simplement. Et il ajoute : "Ces ermites, dans leur ignorance et leur simplicité de colombes, ravissent le Royaume des cieux, tandis que les doctes, avec toute leur science orgueilleuse, se précipitent dans l’enfer. La fin de toute doctrine est la bonté, la simplicité de l’esprit. Il ne faut pas étudier, vivre parmi les livres avec une autre intention… Je commence à désirer oublier le peu de science que j’ai mis tant d’années à acquérir, pour devenir simple comme ces moines."

Le séjour de Giustiniani au Saint-Ermitage s’achève le 6 août, jour de la Transfiguration du Seigneur. Thomas, lui aussi, comme les disciples, a vu quelque chose de la gloire de Dieu. Il redescend dans la vallée et reprend le chemin de Venise par petites étapes, bien décidé à régler ses affaires, prendre congé des siens et de ses amis, et à repartir pour Camaldoli, seul… seul.

Nous nous demandons comment cet homme au cœur si tendre va pouvoir s’arracher aux siens, à ses amis, à cette ville de Venise qu’il aime avec passion. Mais attention ! Seuls Vincent et Jean-Baptiste savent le fond des choses. Giustiniani ne dit à personne qu’il part pour toujours.

Est-ce bien une solution à sa souffrance ? Car, il l’avouera plus tard, il a souffert mort et passion. Seul le souvenir de Jésus en croix lui est force et paix. Le 14 décembre 1510, le sort en est jeté. Il s’en va. Le Général Delfino lui a fait envoyer les montures et les guides. Juste avant d’arriver à Camaldoli, la petite troupe longe le Mont-Alverne, là où saint François reçut les stigmates du Crucifié. Thomas le regarde longuement. N’est-il pas, lui aussi, un "ami blessé de l’Epoux" ? Et, le 17 décembre au soir, le voici à nouveau devant les portes de l’Ermitage, la maison de Dieu et la porte du ciel. Pierre Delfino est encore là pour l’accueillir, escorté d'Orlandini et du père Majeur, mais aussi de toute la communauté des ermites. "Je ne te demande pas, ô mon Dieu, que Ta joie pénètre en moi, mais que je pénètre en elle et que, réduit à rien, anéanti à moi, je goûte Ton amour au-delà de tout ce qui peut se dire et se comprendre."

Aux vêpres, on chante la grande antienne "O Sapientia". Thomas s’abandonne à la conduite de Celui qui gouverne toutes choses avec force et suavité. Et voici qu’au matin de Noël, après la messe de l’aurore, Delfino le revêt de l’habit blanc des ermites. Tout est déjà donné, même la barbe qu’il soignait avec tant de délicatesse et qui disparaît sous le rasoir d’un convers. Le Général lui donne le nom de frère Paul, saint Paul, le converti du chemin de Damas devenu l’amant passionné de Jésus-Christ.

Frère Paul rentre dans sa cellule solitaire. Elle le révélera à lui-même et lui parlera de son Dieu, mais parfois à quel prix ! "Le fait de me trouver ainsi, seul, tout seul, de manger seul, de me tenir le soir, seul, tranquille et silencieux, me donne quelquefois une certaine tristesse d’âme, lorsque je songe à ceux avec qui je vivais. Mais grâce à Dieu, elle disparaît vite, et vite je me retrouve content, plein d’une jouissance que je ne saurais exprimer. Il ne m’en coûte pas, bien au contraire, de balayer la cellule, ni de nettoyer l’écuelle où je mange, ni de faire d’autres travaux semblables, comme de retirer du bois du bûcher et de le mettre dans mon poêle." Il écrit évidemment à ses deux amis Vincent et Jean-Baptiste, qu’il a laissés à Venise et qu’il espère si fort voir, un jour proche, venir frapper à la porte de l’Ermitage. Il signe ses lettres "frère Paul, ermite", mais il a la simplicité et l’humour d’ajouter en post-scriptum : "Cette signature est un peu prétentieuse. Si vous le pensez comme moi, dites-le moi et je ne mettrai plus le mot ‹ermite›."

Cette année 1511 sera l’année des découvertes. Le désir profond de frère Paul est de devenir frère convers. Il redoute le sacerdoce et n’en veut à aucun prix. Malgré tout, il s’abandonne à la volonté de son Majeur, qu’il vénère. Dieu y pourvoira. Il lit beaucoup la Parole de Dieu, ses amis Origène, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Grégoire le Grand, et saint Bernard, qu’il découvre et qui va devenir un familier. On lui a confié l’atelier de reliure. Un vieux frère convers l’invite souvent à lui venir en aide. Il balaie l’église tous les quinze jours et soigne les rosiers de son petit jardin. Saint Thomas d’Aquin, dans son commentaire sur le Credo, lui apprend la grandeur de la Communion des saints, et frère Paul se sait au cœur du monde. "Tout est à toi, et toi tu es à tous."

En cellule, frère Paul pleure sa "pauvre vie", les "années qu’il a passées à se perdre". "Seigneur, dit-il, je ne te demande pas encore de voir ton visage. Mais montre-moi à moi-même." Il découvre les psaumes, les "divines cantilènes", comme il les appelle, et il écrit à Vincent : "Tu ne peux réaliser combien leur lecture me délecte ! Ce sont certainement les moments les plus doux de ma journée… Mais attention ! Je dois apprendre à lire un livre qui devra bientôt me suffire, c’est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Il est vain de vouloir connaître quoi que ce soit d’autre, mais c’est un livre qui doit être lu dans le silence."

Le 21 mars, grand branle-bas dans l’Ermitage. C’est en effet la fête de saint Benoît, et voici tout un bataillon de moinillons camaldules qui envahit le royaume du silence. Messe solennelle avec chants, ornements somptueux, déploiement de chapes. Au réfectoire, le banquet ! Frère Paul a demandé au Majeur de faire la lecture pour échapper au charivari. Il est là, dans la chaire, mais tourné de telle sorte qu’il ne voit rien, ni des convives, ni du va-et-vient des servants. "J’étais trop content de n’être pas mêlé à toute cette foule… J’eusse mieux aimé que ce jour-là ressemblât aux autres vendredis et se passât en cellule au pain et à l’eau, dans le repos de mon esprit."

Le mois de mai arrive, mais les roses du jardin de frère Paul sont encore timidement cachées dans leur corsage. L’hiver est long à Camaldoli. N’empêche que frère Paul exulte en Dieu. "Le fait de demeurer continuellement en cellule me fait voir une ombre, une image certes bien lointaine mais certaine d’une vie qui est la vraie vie." Les semaines passent. Vincent Quirini, alors ambassadeur de la Sérénissime, n’est toujours pas décidé, malgré sa promesse, à rejoindre frère Paul, et moins encore Jean-Baptiste Egnazio, qui ne viendra jamais. Mais voici le mois d’octobre et enfin la grande et heureuse nouvelle. Oui, Vincent arrive, et avec lui son frère et deux domestiques, quatre postulants à la fois. Le voyage a été difficile pour cet homme raffiné qu’est Vincent, qui tombe malade en arrivant à Fonte Buono. Frère Paul se hâte de venir l’embrasser avant que le malade ne soit transporté à la maison de campagne de la Musolea.

Frère Paul tient sa proie et veut à tout prix obtenir de Dieu pour Vincent et son frère et leurs domestiques le même coup de grâce qu’il a reçu lui-même voici déjà presque un an. Il écrit à Vincent son amour pour le Christ et comment il faut vraiment tout quitter pour Le suivre : "Oh l’heureuse fortune !" Noël approche. Frère Paul, normalement, devrait faire sa profession de vie érémitique, mais il est "retardé", comme l’on dit en jargon monastique, peut-être (et c’est la version officielle) à cause des complications que présente le règlement de ses affaires, mais aussi certainement parce que les frères ermites veulent jauger la profondeur et la vérité de sa décision de se livrer ainsi à la folie d’une telle existence. Entre-temps, Vincent s’est remis, et le voici à l’Ermitage. Le 22 février, jour de la Chaire de saint Pierre à Rome, il prend l’habit d’ermite et reçoit le nom de frère Pierre. L’Ermitage est en fête. En secret, Giustiniani dévore sa proie. Les deux amis sont devenus les conspirateurs de Dieu.

Le 8 août 1512, les cloches du Saint-Ermitage sonnent à toute volée. C’est en effet la solennité de la Transfiguration du Seigneur, et c’est le jour choisi pour la profession érémitique de frère Paul, de Pierre Quirini et de son frère George. Ces derniers dispensés, on ne sait trop pourquoi, de la moitié de leur noviciat. Tous ont le sentiment de vivre un moment capital pour l’Ordre camaldule. Et il en est bien ainsi ; en effet, frère Paul note : "Voici le jour qu’a fait le Seigneur… Que sa louange soit toujours sur mes lèvres. O Dieu, mon cœur est prêt." Il se trouve en une grande exultation et il chante à haute voix en cellule : "Tout est facile, tout est doux et rien n’est lourd pour qui aime Dieu."

 

 

 

Chapitre 3

 

"Pour l’amour de la liberté d’en-haut."

(Saint Pierre Damien. Op. XI)

La présence à l’Ermitage de Camaldoli des deux inséparables amis Paul Giustiniani et Pierre Quirini est un événement pour cette famille érémitique composée, nous l’avons vu, d’hommes simples, sans grande culture, mais tout livrés à Dieu. Le geste de ces deux patriciens de Venise, qui ont abandonné tant de vraies valeurs et se sont enfouis dans l’anonymat de la Montagne, impressionne, et va très vite susciter des vocations au désert. Giustiniani a été chargé par le Majeur, Pierre de Brescia, d’accueillir les postulants et de les initier à la vie solitaire. Il s’y emploie avec zèle et grande joie, car il apprécie de plus en plus le secret du silence et de la prière. "O solitude, écrit-il, toi qui enseignes à l’homme à revenir à lui-même et à se livrer à la contemplation, autant que cela est possible ici-bas, de la majesté de Dieu ! O solitude ! O Solitude qui n’es pas assez connue, sinon de ceux qui t’ont goûtée par l’expérience, tu conduis notre misère au bonheur sans fin, tu nous donnes l’Esprit-Saint comme l’aurore annonce le jour et fait briller à nos yeux la clarté du soleil ! Vraiment, je ne vivais pas avant de te connaître."

On comprend donc l’insistance de frère Paul auprès du Général de l’Ordre, Delfino, pour que la solitude matérielle de l’Ermitage soit renforcée, préservée, d’abord tout simplement par une enceinte de pierre qui empêcherait les gens et les bêtes de l’extérieur d’approcher de trop près les cellules des frères ermites, mais qui également défendrait ceux-ci contre eux-mêmes, lorsque la tentation se fait insistante et que l’on a envie d’ailleurs… L’Ermitage est certes enveloppé d’une magnifique forêt de sapins, qui l’isole et le protège, mais les conseillers de Delfino et, en particulier, un certain Dom Basile Nardi, abbé Camaldule du monastère Saint-Félix de Florence, précisément chargé des propriétés de Camaldoli, voudraient bien faire abattre un grand nombre d’arbres, afin d’en vendre le bois. Giustiniani et Quirini écrivent ensemble à leur ami commun l’archevêque de Florence, pour qu’il appuie de son autorité leur désir d’être défendus dans leur vocation de solitaires. Oui, l’archevêque interviendra auprès du Général, et il nomme le frère Pierre Quirini arbitre en cette affaire. C’est, on le comprend, une levée de boucliers dans le camp du père Delfino, et des jours difficiles s’annoncent pour nos jeunes profès ermites. Frère Paul rédige déjà un texte qui demain figurera dans la "Règle de la vie érémitique", dont il sera l’auteur. "La permission d’abattre des sapins pour les besoins de l’Ermitage ne sera jamais accordée qu’avec le consentement exprès du Chapitre… Cette couronne qui entoure l’Ermitage sera inviolable… L’Ermitage est un lieu sacré… Tout le territoire délimité par la couronne de sapins, ainsi que les chemins qui conduisent des cellules à l’église, seront considérés comme un cloître… Ainsi, dans le secret de chaque cellule, l’ermite pourra goûter la profonde tranquillité de la sainte solitude."

Certes, frère Paul est encore un apprenti dans l’art d’aimer, mais il se sent étrangement appelé à faire l’impossible pour que ce lieu de leur choix soit en vérité et la maison de Dieu et la porte du ciel. Dès le 14 septembre, frère Pierre Quirini écrit à la duchesse d’Urbino, belle-sœur du pape Jules II, pour qu’elle intervienne auprès de lui et qu’il ordonne la tenue d’un Chapitre général, dans lequel pourront intervenir tous les ermites de Camaldoli. Il pourrait se tenir dans la semaine après Pâques de l’année suivante (1513). On y procéderait à l’élection d’un Prieur pour l’Ermitage, qui soit lui-même ermite, pour une durée de trois ans. On y traiterait aussi de la réforme des Constitutions des ermites, en vue d’une observance plus conforme à l’existence des premiers frères. Si le père Général Delfino refuse, le bref pontifical stipulera que les ermites pourront célébrer entre eux un tel Chapitre. Frère Paul est évidemment d’accord, ainsi que le reclus Michel, qui a une grande autorité spirituelle dans tout l’Ordre. Delfino ne pourra échapper, semble-t-il, aux directives du pape, même s’il est tellement mal entouré et conseillé, comme nous l’avons vu.

Or, la duchesse d’Urbino a bien travaillé auprès de son beau-frère, et voici que Jules II entre entièrement dans les vues de nos deux ermites. Il ordonne donc au Général de l’Ordre de convoquer le Chapitre pour l’octave de Pâques. Certes, Jules II va mourir en février 1513, mais Léon X, qui lui succède, ancien archevêque de Florence, connaît et estime grandement nos deux camaldules, et désire tout le bien possible au Saint-Ermitage. Il confirme donc la décision de son prédécesseur et ajoute même quelques précisions au bref de Jules II : le Chapitre général sera présidé par un moine bénédictin, et Giustiniani et Quirini y seront définiteurs au nom des ermites. Frère Paul écrit à Quirini : "Très aimé frère, nous allons dans quelques jours quitter la solitude pour la ville, l’Ermitage pour le monastère, la contemplation de Marie pour les soucis de Marthe. Ainsi le veulent nos pères, à cela nous pousse la force des choses. Le Chapitre général de notre Ordre nous appelle, nous qui désirons si fort nous unir au Seigneur, assis à ses pieds. Voici donc que nous sommes obligés de servir ce même Seigneur en nous livrant à mille occupations. Nous devons accepter un tel changement. Grâce à cette démarche, de courte durée je l’espère, et par notre travail, il y aura, je pense, plus grande paix en notre solitude et plus grande liberté pour nous adonner à la sainte contemplation. Ainsi, nous et nos successeurs pourrons-nous nous asseoir en paix dans cette solitude silencieuse, nous nourrissant de la Parole de la Vie." (9.2.1512).

Au cours de la session capitulaire du 28 septembre 1513, Giustiniani et Quirini réclameront très fort la "libération" de l’Ermitage de l’emprise des cénobites. "L’Ermitage, disaient-ils, doit être, comme son nom l’indique, une profonde solitude… Or, il est devenu une place publique, une foire, une maison plus fréquentée et plus tumultueuse que celles qui se trouvent au cœur des villes. Quant aux biens de l’Ermitage, ils sont mal administrés, sinon dilapidés. Nous ne pouvons pas laisser les choses en l’état sans faute grave."

Les solennités pascales s’achèvent, et le Chapitre général est ouvert au monastère Sainte-Marie des Anges de Florence. Giustiniani et Quirini l’abordent avec calme et sérénité. Ils se trouvent d’ailleurs au monastère depuis le 16 février pour la préparation de cette si importante rencontre, se promettant bien de ne pas se laisser entraîner dans le tumulte des passions. En effet, comme d’ailleurs il fallait s’y attendre, deux camps seront en présence, et cela jusqu’à la fin du Chapitre. Forts de l’appui du pape et de l’archevêque de Florence, nos défenseurs de l’Ermitage vont l’emporter sur les revendications des cénobites, que Léon X saura combler de toutes sortes de privilèges pour panser les blessures, apaiser les cœurs et fermer les bouches. Il a été décidé, entre autres, que, dans les trois ans, devront être rédigées de nouvelles Constitutions pour l’Ermitage, et l’on a chargé frère Paul et frère Pierre de classer et d’étudier attentivement les textes législatifs de la tradition camaldule. Le frère Paul a commencé déjà ce travail qui le passionne.

Il retourne à l’Ermitage, heureux, bénissant le Seigneur tout au long du chemin. Il note : "Me voici maintenant de retour à l’Ermitage, rempli d’un immense désir et d’une paix véritable. Je pense ne plus jamais sortir d’ici." Avant de s’attaquer pour de bon au travail que lui a confié le Chapitre, frère Paul compose un long et étonnant mémoire à l’adresse de Léon X pour la réforme de l’Eglise et les orientations qu’elle doit prendre en cette époque de mutation. Et l’on ne peut qu’admirer la justesse et la modernité des intuitions de Giustiniani, qui "sent" si fort ce qui devrait être fait sur le plan missionnaire, œcuménique, liturgique et social, pour que l’Eglise sorte de son engourdissement, de sa mondanité, de sa morosité, de son peu de zèle pour retrouver l’esprit de Jésus-Christ. Sans aller jusqu’aux excès du prophète de Florence, Jérôme Savonarole, il sait dénoncer lui aussi les erreurs et les perversités de l’Eglise de son temps.

Mais frère Paul n’oublie pas le mandat si important du Chapitre général. Il découvre les textes fondamentaux de la tradition camaldule : vie de saint Romuald, écrite par saint Pierre Damien ; "Règle de la vie érémitique", que ce dernier composa alors qu’il était encore prieur de l’Ermitage de Fonte Avellana, où l’on vivait de l’enseignement et des exemples de saint Romuald ; Constitutions longues et brèves du bienheureux Rodolphe, le "Guigues 1er" des camaldules; les Constitutions du bienheureux Martin de 1255, et celles du Prieur Gérard de 1278 ; enfin les décisions des divers Chapitres généraux. C’est évidemment un gros travail, mais combien passionnant, qu’assume le frère Paul, qui lui permet, trois ans après, en 1516, de présenter aux pères capitulaires un texte plus spirituel que législatif, qui, après certaines retouches et plusieurs ajouts, surtout d’ordre liturgique, sera édité en 1520 à Fonte Buono par ses soins, alors qu’il est devenu Majeur du Saint-Ermitage.

Frère Paul a demandé de passer en réclusion le carême de 1516, afin que ce texte si riche et si exactement expressif de la vocation érémitique camaldule naisse de la prière et du silence absolu.

Deux ans après, en 1518, il ajoutera à la Règle de vie érémitique les coutumes de la vie recluse "digne de tout éloge", des textes d’une grande profondeur spirituelle et d’une joie étonnante lorsque l’on sait qu’ils sont nés dans le combat et dans les larmes.

Les moines qui, au Chapitre de 1513, faisaient déjà opposition à Giustiniani et aux ermites de Camaldoli, n’ont nullement désarmé. En effet, Delfino joue un double jeu, et le voici qui se rend à Rome, où il est reçu à deux reprises par le pape Léon X, qui ne peut pas ne pas écouter et même vénérer ce vieillard, qui se trouve à la tête de l’Ordre depuis près de 30 ans. Ce qu’il demande, c’est de revenir, sinon à l’Ermitage qu’il déteste, du moins à Fonte Buono, d’où il pourra épier les faits et gestes de Giustiniani et de Quirini, et exercer une certaine autorité sur l’Ermitage. Or, ni frère Paul, ni ses frères ermites ne veulent de ce "retour", car ils savent bien que Delfino et ses mauvais conseillers, toujours en place, anéantiront petit à petit, avec beaucoup d’habileté, l’œuvre de libération et de réforme de l’Ermitage. Aussi bien les ermites sont prêts à abandonner leurs cellules, et frère Paul supplie l’archevêque de Florence, Julien de Médicis, frère du pape, de les aider à poursuivre leur vie solitaire dans la sérénité et dans la paix. "Si vous n’agissez pas pour nous, vous aurez tous ces saints hommes dans votre chambre, vous demandant de les reclasser."

Cependant, entre-temps, frère Pierre Quirini est envoyé à Rome. Il a, dit-on, l’oreille et le cœur du pape, qui l’estime et lui demande conseil. On dit même qu’un chapeau rouge flotte au-dessus de sa tête ! Ce qui mettrait fin à sa vocation à la solitude. Giustiniani le supplie de ne pas accepter. "Malgré tout, vous êtes libre… ajoute-t-il. Mais gardez-vous surtout de Basile Nardi ; gardez-vous du glaive et du poison."

Léon X, heureusement, prend fait et cause pour les ermites et veut régler au mieux l’affaire Delfino. "Nous lui accorderons une bonne pension de 350 ducats à la condition qu’il ne s’occupe plus ni de Camaldoli, ni de ses ermites, ni même des cénobites." Delfino, fasciné par cette bonne aubaine, accepte et, du moins l’affirme-t-il, va se retirer dans l’anonymat d’un monastère. Frère Paul, taquin, écrit à Quirini : "Qu’on lui donne aussi le plus de titres possible : du Seigneur, du Révérendissime, en veux-tu, en voilà, mais qu’il ne revienne jamais troubler l’Ermitage."

Quirini reste encore à Rome, mais souffre de la vie qu’il y mène, écartelé par toutes sortes d’activités souvent si mondaines. Son élévation au cardinalat semble se confirmer, et le voici, confesse-t-il lui-même, pris au piège des honneurs et des dignités : "J’aimerais mieux pourtant, dit-il, aller aider à la cuisine de l’Ermitage que pavaner dans les salons." "Reviens, reviens", ne cesse de lui écrire frère Paul, qui a décidé dans son cœur que, s’il ne revient pas, il demandera la grâce de la réclusion à vie ou bien alors s’en ira sur la route des Indes pour prêcher Jésus-Christ.

Or, voici que le 28 de ce mois d’août 1514, Quirini tombe sérieusement malade. "Sois fort dans le Seigneur, lui écrit frère Paul, et remets-toi entre ses mains. J’arrive près de toi. Prépare-toi et revenons ensemble à l’Ermitage. Je viens avec la ferme résolution de supplier le pape de te laisser tranquille et de te ramener ici. Que Dieu soit avec toi !" Quelques jours après, le 23 septembre, frère Pierre meurt. La veille de tomber malade, il avait écrit à Giustiniani : "Ah, comme il serait meilleur pour moi de quitter définitivement ce monde misérable et fou… Prie pour moi !"

"Au moment de quitter la terre, frère Pierre s’est dépassé d’une façon admirable. Sa mort resplendit d’une telle patience, d’une telle joie, d’une telle sainteté que, pour tous ceux qui étaient là — et j’avais cette grâce, dit frère Paul — son départ glorieux fut un spectacle plus étonnant que n’importe quel miracle." On enterra frère Pierre dans l’église des Prêcheurs de Saint-Sylvestre.

Frère Paul rentre aussitôt après à l’Ermitage, meurtri dans tout son être (d’autant que l’on chuchote que frère Pierre a été empoisonné), mais en même temps tout enveloppé de cette mystérieuse présence de son ami qui ne le quittera jamais. Il retrouve sa chère cellule et son travail de recherche, qu’il veut activer afin d’être prêt pour le Chapitre de 1516. Il le sera, nous l’avons vu.

Or, voici qu’en même temps il se sent saisi d’un zèle énorme pour attirer à l’Ermitage de nouvelles et authentiques vocations à la solitude pour Dieu. Et, en effet, les postulants au désert affluent : jeunes hommes déjà engagés dans d’autres formes de vie religieuse, bénédictins, carmes, dominicains (parmi ces derniers "un jeune frère vif, vif, et prédicateur fort éloquent"), ou tout simplement jeunes gens décidés à miser leur vie sur l’absolu de Dieu. "Je suis sûr, écrit Giustiniani à l’un d’eux, que si vous connaissiez le bonheur qu’apporte la vie solitaire, vous laisseriez tous vos biens et choisiriez sans peur ce doux état de vie." Il est si vrai que la vie attire la vie ! Il en est même quelques-uns qui réclament la faveur insigne de la réclusion temporaire ou même à vie. Les cellules manquent. Quant à ceux qui doutent de la valeur évangélique de la vie solitaire, frère Paul sait répondre avec un enthousiasme tel que l’on ne peut qu’être séduit et capituler : "Celui qui de tout cœur et effectivement renonce aux délices, aux honneurs, aux dignités de ce monde, annonce le Royaume de Dieu plus que s’il le prêchait avec mille langues sans rien pratiquer. Il crie non pas seulement avec sa bouche, mais avec tous ses membres : Je veux en cette vie n’avoir ni père, ni mère, ni amis, ni parents, parce que j’attends une autre cité dans le ciel qui n’est pas faite de main d’homme, parce que j’aspire et j’espère et je cours vers le royaume du ciel, le royaume de Dieu… Ne crois-tu pas que les gens qui te connaissent, qui te tiennent pour sage et prudent, lorsqu’ils te verront quitter ta patrie, ta maison, ta famille, tes biens, diront : Certainement, cet homme prudent, sage, intelligent, ne quitterait pas tout cela s’il n’était pas sûr, après cette vie, de posséder le Tout et pour toujours ?"

Cependant, frère Paul est de plus en plus sollicité et arraché à sa cellule, tant par ses frères que par les gens de l’extérieur. Le Majeur sait qu’il peut absolument compter sur lui et qu’il répondra toujours : Me voici, me voici ! D’ailleurs il ne désire qu’une chose : céder sa place à Giustiniani, mais il ne le peut pas, puisque frère Paul n’est pas prêtre et ne désire pas le devenir. Déjà, en 1514, celui-ci pouvait écrire : "Je suis appelé à tout propos. On défère tout à moi, tellement que si je n’avais pas devant les yeux l’esclavage de Jésus-Christ, je serais vaincu par l’impatience…" "J’ai le cerveau confus… Par malheur tout passe par moi. Toutes les affaires temporelles et spirituelles de l’Ermitage et de Fonte Buono et même de toute la Congrégation, il faut que le frère Paul les entende, les conseille, les traite !"

Comment alors nous étonner que tous désirent qu’il devienne prêtre ? Mais, nous l’avons vu, frère Paul s’y est formellement opposé, à la manière des Pères des déserts, qui, eux aussi, fuyaient les évêques et l’imposition de leurs mains. Il se sent indigne de célébrer les divins mystères et les sacrements, et redoute d’assumer les charges et les prélatures, par peur de ruiner complètement sa vie solitaire dans l’intimité de Dieu. Il a beaucoup discuté à ce sujet avec le reclus Michel, qui croit bien l’heure venue pour frère Paul d’accepter le sacerdoce au service de l’Ermitage. Giustiniani va donc consentir à se laisser imposer les mains par l’archevêque de Florence en décembre 1518, mais il nous dira son émotion profonde, qui touche à la désolation : "Ah, pourquoi, Seigneur, pourquoi as-tu, je ne dis pas permis, mais m’as-tu forcé à accéder au sacerdoce ? L’ordre, qui me vient des supérieurs, je le considère comme tien. Si je ne l’avais vu ainsi, jamais, jamais, je n’aurais accepté d’être prêtre."

En effet, ce qu’il avait prévu arrive très bientôt. Le 28 juin 1519, le voici élu Majeur de Camaldoli. Même si déjà il en avait assumé les fonctions sans le titre, aujourd’hui il ne peut se dérober. Et l’on devine la colère de ses ennemis du dehors, qui n’ont jamais désarmé et qui le voient maintenant à la tête de l’Ordre, vu l’importance redonnée par le dernier Chapitre au Saint-Ermitage et à son Majeur. "Depuis que je suis supérieur, on s’arme contre moi de bâtons et d’épées. On entoure ma cellule. Quand, à l’aurore, j’en veux sortir, je me trouve au milieu d’hommes armés qui veulent me ligoter et me chasser de l’Ermitage." "Voici huit mois que, malgré moi et par obéissance, je suis prêtre après avoir refusé de l’être pendant huit ou neuf ans. Or ces huit mois ont été chargés de tant de troubles et d’afflictions qu’ils m’ont paru huit ans, que dis-je, quatre-vingt siècles… Et voici que je viens de placer mon cou sous un joug si lourd (et vous voyez, Seigneur Jésus, avec combien de larmes j’écris tout ceci). Oh Seigneur, qui m’avez voulu moine, qui m’avez voulu ermite, donnez-moi de l’être réellement, non par le dehors, par mon habit, par la barbe, par l’apparence, mais par le dedans, par les dispositions de mon âme… Je vois que de grands maux me menacent, que des persécutions plus grandes que celles que j’ai connues, me sont préparées. Me voici, Seigneur, votre esclave. Je ne refuse rien. Je vous demande seulement deux choses : que mes malheurs ne nuisent pas à autrui et qu’ils ne me séparent pas de vous."

Cependant, le 15 août 1520, paraissait à l’imprimerie de Fonte Buono, par les soins de Zanetti de Brescia, la "Règle de la vie érémitique". Frère Paul en est heureux et fier. Peu savent qu’elle est l’enfant d’une agonie.

 

 

 

Chapitre 4

 

"Prends ton enfant chéri et va-t’en." Gen 22, 2

Le 14 septembre 1520, frère Paul a convoqué au Chapitre toute la famille érémitique de Camaldoli. Devant ses frères navrés, il présente sa démission de Majeur de l’Ermitage et annonce son départ pour le lendemain. On imagine la scène et l’émotion des uns et des autres. La plupart ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre, et pensent qu’il s’agit d’un éloignement temporaire dû à une extrême fatigue. Cependant, la résolution de frère Paul est irrévocable. Et, en effet, le lendemain, alors qu’il fait encore nuit, la porte du Saint-Ermitage s’ouvre doucement, et deux ermites sortent, portant chacun un modeste baluchon. L’un d’eux est frère Paul lui-même, qu’accompagne cet excellent frère convers, Olivo de Cortone, qui ne le quittera jamais. Ils empruntent le chemin bien connu qui descend vers Fonte Buono dans la vallée, abandonnant leur cellule, leurs frères ermites, ce lieu sacré où l’un et l’autre ont connu des moments si merveilleux. Ce départ n’est pas un coup de tête. Depuis cinq ans au moins, Giustiniani y pense, et de plus en plus sérieusement. Son ordination sacerdotale, son élection comme Majeur de l’Ermitage ont précipité les choses, et le sort en est jeté. Frère Paul n’est pas venu ici pour être un homme d’affaires, mais pour vivre en Dieu seul : "Etre seul, seul, seul." Il a rêvé de partir loin, très loin sur la route des Indes. Il a rêvé aussi parfois d’aller comme François prêcher Jésus-Christ, ou encore fonder de petits ermitages pauvres et silencieux, où, loin des tracas et des intrigues, il sera enfin possible de vaquer à Dieu. "Seigneur, que voulez-vous de moi ?"

Sur la porte de sa cellule, Giustiniani a fixé cette inscription : "Paul, en public, en ville, avait mené la vie solitaire. Il s’est réfugié dans une cellule pour y vivre encore plus caché, mais celle-ci l’a produit et montré au monde, exposé à mille soucis d’ici-bas. Aussi bien après tant de dangers, après d’innombrables dommages, il a abandonné celle qui l’a trahi… Qui que tu sois qui entres ici, prends garde que ne t’arrive pareil malheur !"

Quelques jours après, frère Paul va écrire à ses frères ermites une bouleversante lettre, tâchant de leur expliquer son exode. Il y avoue au milieu des larmes : "Quitter Camaldoli a été pour moi plus cruel que de quitter Venise et ma famille lors de ma conversion. Mais ce départ m’est apparu nécessaire pour servir le Seigneur dans la vérité."

Frère Paul va donc s’arrêter à Fonte Buono pour mettre toutes choses en ordre. Il n’a nullement l’intention de quitter l’Ordre camaldule, dont il ne sera jamais ni canoniquement ni affectivement séparé. Et c’est tout à l’honneur du Général Delfino et des ermites de Camaldoli d’avoir, sinon compris, du moins accepté son geste. Ils vont l’aider, tout au long des neuf années qui vont suivre, à établir sa famille purement érémitique et à abriter les nombreux disciples en des ermitages dont plusieurs appartiennent à Camaldoli.

Le 25 septembre, Giustiniani se met en route et se dirige vers l’Alverne, où les frères franciscains l’accueillent avec amour. Il tient à se recommander au petit pauvre d’Assise, et médite longuement sur les stigmates de ses mains, de ses pieds et de son côté. Frère Paul sait bien que lui aussi devra porter les marques de l’Amour crucifié. En silence, il descend de la montagne, toujours accompagné du frère Olivo, et se dirige vers la ville de Gubbio et les montagnes voisines, à la recherche d’une vraie et profonde solitude. Or, précisément à Gubbio, l’attendent sans le savoir trois hommes en quête eux aussi de silence et de solitude pour Dieu. Dès que frère Paul est entré dans la ville, ils ont appris sa présence, et voici qu’ils vont se joindre à lui. Ils constitueront le germe initial de ce qui sera bientôt la Compagnie des ermites de saint Romuald.

Voici tout d’abord frère Thomas, tertiaire franciscain, qui jouit d’une grande renommée de sainteté, puis, chose curieuse, un dominicain, frère Raphaël, et enfin et surtout un chanoine, neveu du cardinal d’Urbino, Galeazzo Gabrielli, qui n’est pas encore prêtre, séduit par la personnalité de frère Paul. S’il ne s’engage pas immédiatement à sa suite, le moment venu, c’est lui qui, grâce à son immense fortune, aidera considérablement les premiers disciples à prendre racine, à restaurer ou à créer divers lieux de solitude, dont, après la mort de Giustiniani, le Saint-Ermitage de Monte Corona, où résidera le Majeur de la congrégation, et qui lui donnera son nom. Et parce que Galeazzo veut donner à frère Paul un solide point d’appui, voici que le petit groupe des prétendants au désert est présenté à la duchesse d’Urbino, sœur du pape, qui les prend en effet sous sa protection et ne les abandonnera jamais.

Rapidement, la petite troupe gagne la montagne. Pas très loin de Gubbio, sur le flanc du Monte Cucco, se trouve un ancien ermitage depuis longtemps abandonné et livré soit aux loups, soit aux brigands, Saint-Jérôme de Pascelupo. Un lieu vraiment impressionnant, presque inaccessible, semblable à une hostie au cœur d’un immense ostensoir. Frère Paul et ses disciples s’installent provisoirement dans les ruines et la forêt toute ruisselante des splendeurs de l’automne. Or, le curé du village de Pascelupo a un droit de propriété sur la chapelle de Saint-Jérôme, creusée dans la montagne. Il ne voit pas d’un très bon œil l’arrivée de ces rois mages. Il leur ordonne donc très vite de déguerpir au plus tôt. Ce qu’ils font certes, tout en gardant dans leur cœur le secret espoir d’y revenir un jour. Nous sommes en janvier 1521. L’exode va donc continuer et mènera nos chercheurs de Dieu, dont le cœur est rempli d’espérance et de joie, à un ermitage assez proche, que Camaldoli leur a signalé et qui lui appartient. C’est là que vivent déjà deux frères ermites, authentiques chercheurs de Dieu eux aussi, frère Antoine d’Ancône, qui a demandé à Camaldoli son admission à la miséricorde de l’Ordre, qu’a rejoint alors Dom Elie, prêtre du Saint-Ermitage, que frère Paul connaît bien. Il s’agit de l’Ermitage des grottes de Massaccio, situé seulement à un kilomètre de Cupramontana dans les Marches d’Ancône, caché dans une étroite mais heureuse vallée, où, entre les rochers, coule une belle rivière. Il y a là des grottes que la nature elle-même a creusées dans le tuf et que le travail des ermites a aménagées au cours des siècles pour en faire des cellules solitaires.

Frère Paul raconte : "Nous échangeâmes les embrassements et les propos auxquels se livrent habituellement ceux qui s’aiment et se revoient après une longue séparation. J’exposai à Dom Elie et au frère Antoine les motifs de mon départ du Saint-Ermitage de Camaldoli, lesquels leur étaient déjà bien connus. Je leur rappelai que j’étais venu vers ces grottes simplement poussé par le désir d’une vraie solitude, que, depuis mon adolescence, j’avais toujours aimée et recherchée de toutes façons et que je n’avais pas encore trouvée. J’étais allé à l’Ermitage de Camaldoli dans l’espoir de la posséder enfin. J’y étais resté dix ans, espérant d’année en année y vivre vraiment en solitaire. Or, c’est tout le contraire qui m’était advenu. De jour en jour les soucis et les affaires s’étaient accumulés, ainsi que toutes sortes d’agitations opposées à la vie érémitique…"

Il n’en fallait pas tant pour que les portes et les cœurs s’ouvrent très grand à ces pèlerins du silence. Mais on imagine aisément la précarité de l’installation et de l’existence de nos ermites des Grottes, comme aussi la joie tranquille qui habite le cœur de chacun. "Il y a ici deux grottes et nous sommes quatre ermites (sans compter nos postulants). Je vous avoue, écrit frère Paul à ses sœurs de Venise, que les ânes de l’ermitage sont mieux logés que nous, et les détritus de Camaldoli seraient pour nous des mets délicieux. Malgré tout, je suis en très bonne santé et mon esprit est joyeux et dans la paix, plus qu’il ne fut jamais."

Trois semaines se sont déjà écoulées aux Grottes, et frère Paul pressent plus que jamais jusqu’où le conduira l’amour. Il ne sait où Jésus va le mener, mais avec ses premiers disciples, qui ne sont avec lui qu’un cœur et qu’une âme, il ne cesse de dire : "Seigneur, je te suivrai partout où tu iras." Le 6 janvier, en la fête de l’Epiphanie, il sent bien qu’il doit se tenir devant Jésus, comme Marie de Béthanie, écoutant sa Parole et pleurant sa pauvre vie. "C’est Dieu lui-même qui te demande de vaquer à son seul amour."

Il va falloir cependant envisager sans tarder l’aménagement des Grottes et de cette "vallée des corbeaux" qui l’enchante, d’où émane un air de santé et de sainteté assez exceptionnel. D’autant plus que nombreux sont les prétendants à la solitude qui, ayant entendu parler du projet de frère Paul et de ses disciples, viennent frapper à la porte de l’Ermitage des Grottes. Le 11 janvier, frère Paul demande à Camaldoli la donation pure et simple de cet ermitage, afin de pouvoir faire librement les aménagements qui s’imposent. Ce qui lui sera accordé gracieusement le 9 juin suivant. Mais le voici qui sollicite en même temps de son ami le pape Léon X la donation de ce nid d’aigle qui a conquis son cœur, je veux dire l’Ermitage de Saint-Jérôme de Pascelupo. Il y enverra quelques frères, qui restaureront l’édifice et l’adapteront au mieux à la vie érémitique camaldule. Si bien qu’il peut écrire à ses sœurs : "Mes sœurs si douces et si aimées, voici huit mois que j’ai changé de lieu mais non d’habit, ni de mode de vie, ni de cœur. Je me suis retiré en un lieu plus solitaire, plus pauvre et plus ignoré. Je suis en bonne santé, joyeux dans mon âme et plus en paix que je ne l’ai jamais été dans le passé. Lorsque je me trouvais encore à l’Ermitage de Camaldoli, j’aurais eu honte de recevoir de vous quelque offrande, car le lieu était riche, et ce que vous m’auriez donné, je n’aurais pu l’accepter comme une aumône faite pour l’amour du Christ, mais plutôt comme un geste tout humain à l’égard de votre frère. Or maintenant, me voici en un lieu où il n’y a rien, rien. Tout ce qui me serait donné, je crois bien que ce serait une aumône agréable à Dieu. Ce ne serait nullement à cause de mes mérites, mais il plaît à Dieu que ses serviteurs soient aidés, même s’ils ne le méritent pas… Je vous écris tout cela non point pour solliciter quelque offrande. Dieu, en effet, par l’entremise de bonnes personnes, pourvoit à nos besoins, mais si l’une ou l’autre voulait avoir quelque mérite devant le Seigneur, qu’elle sache qu’elle peut donner la chose la plus insignifiante à frère Paul, non comme à son frère selon la chair, mais comme à un pauvre serviteur de Jésus-Christ qui, maintenant, est entretenu en tout, soit en ce qui concerne le vivre et le couvert, soit le culte divin et la célébration de la Sainte Messe, uniquement grâce aux offrandes de dévotes personnes.

"Malgré tout cela, il me semble être aujourd’hui plus riche que je ne l’ai jamais été, car mon trésor, c’est Dieu seul et non les biens de cette terre. Bien que ce soit une chose qui certainement paraît incroyable et impossible, je n’ai rien, absolument rien, ni personnellement, ni communautairement. Pourtant il ne me manque rien, et je suis aussi heureux en cette riche pauvreté et en cette pauvre richesse, que si je possédais tous les trésors du monde. Ah, je vous supplie toutes les deux de prier le Seigneur avec beaucoup de ferveur, car je suis tout à fait indécis soit pour rester en Italie soit pour prendre le chemin de l’Espagne et, de là, m’embarquer pour le Nouveau Monde et vivre au milieu des Indiens qui, tout récemment, sont devenus chrétiens… Je ne voudrais pas me tromper en faisant un tel choix."

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1. Les ermites camaldules n’occuperont cet ermitage qu’une cinquantaine d’années, jusqu’en 1572. Lieu magnifique mais quasi inaccessible cinq mois de l’année à cause de la neige, des loups, des ours et des marginaux. Il restera à l’abandon jusqu’à ces dernières années, où il vient d’être repris et quelque peu restauré par un capucin.

2. Sur l’histoire mouvementée de cet Ermitage Saint-Benoît, que les camaldules occupèrent jusqu’à la fin du siècle dernier, voir Itinéraires de silence, par Giuseppe Possedoni, Ancône, 1992.

3. Vient de paraître (1997) aux Editions Guerra de Perugia L’eremo di Monte Corona de Jean-Luc Radicchia. Excellent exposé historique depuis la fondation de l’ermitage jusqu’à sa suppression (1530 – 1861).

 

 

 

Chapitre 5

 

Père des ermites

Frère Paul est encore en pleine crise d’identité, comme cela arrive souvent au milieu de la vie. Mais la grâce romualdienne qu’il a reçue sera la plus forte. Frère Paul n’abandonnera pas sa chère Italie. C’est là que le Seigneur le veut pour travailler pendant un peu de temps à la restructuration et à l’expansion de l’érémitisme camaldule, à la constitution de la Compagnie des ermites de saint Romuald, qui, devenue la Congrégation des ermites camaldules de Monte Corona, produira tant de fruits de sainteté. Les appuis ne lui manquent pas. Les papes sont ses amis. Il peut compter sur la protection des cardinaux Bembo et Contarini, sur l’amitié de Jean Caraffa, qui, demain, est promu au Siège Apostolique, et de saint Gaëtan de Thyène, fondateur des Théatins.

A ses côtés d’ailleurs, voici notre chanoine Galeazzo Gabrielli, qui ne s’est pas encore décidé à prendre l’habit camaldule, mais est de plus en plus fasciné par la personnalité de frère Paul et la sainte vie que les frères mènent à l’ermitage des Grottes. Il a donné tous ses biens à la Compagnie, dont l’ermitage de Saint-Léonard de Volubrio1, où, du 18 juin au 10 juillet 1525, sera célébré le troisième Chapitre général de la famille érémitique.

Notons enfin qu’un certain Didier, moine bénédictin vivant en solitaire sur le Monte Conero, ayant appris la présence aux Grottes de frère Paul et de ses frères, vient un jour les visiter. Bouleversé par ce qu’il voit et entend, il offre à Giustiniani son ermitage Saint-Benoît, situé sur le Monte Conero2 dans une admirable position. Frère Paul accepte car, nous l’avons dit, les vocations affluent aux Grottes, et l’idéal de frère Paul n’est point de constituer d’énormes ermitages, comme c’était le cas à Camaldoli et comme, après sa mort, ce sera celui de Monte Corona3, mais de petits lieux de silence et de pauvreté, sans pignon sur rue ni renom flambant.

Malheureusement, ou par bonheur, les commencements de ce nouvel ermitage seront combien difficiles, à cause de la proximité de certains ermites sans Règle et sans vœux, qui ne peuvent tolérer un tel voisinage. Ils useront de tous les moyens, y compris la violence et la calomnie, pour décourager les Frères, sans toutefois y parvenir. Dénoncé à l’évêque d’Ancône, notre frère Paul sera pris et jeté en prison à Macerata, dans un couvent de franciscains… Mais Giustiniani garde le silence ; il se laisse envahir par la joie de la huitième béatitude, tout abandonné à son cher Seigneur. "Merci, Seigneur, écrit-il, d’avoir commencé à me faire participer aux souffrances de Ta Passion, bien que si petitement." Quelques jours après, l’évêque, reconnaissant son erreur et la perfidie des pseudo-ermites, se confond en excuses et rend frère Paul à la liberté et à ses fils.

Cependant, le souci majeur de frère Paul n’est point la multiplication des ermitages, mais bien la formation de ses frères à la solitude et sa propre conversion à l’Amour. Il sait prendre le temps de la prière, il tend à devenir prière. Il écrit aussi beaucoup. C’est sa grâce. Il traduit en italien les riches opuscules de saint Pierre Damien ainsi que les Psaumes, les Evangiles et les Lettres de saint Paul. A temps et à contretemps, il exalte la vie solitaire, supplie les ermites gyrovagues de se soumettre à une règle de vie. Il dilate les cœurs en prêchant à ses frères le grand nombre des élus et en leur envoyant d’admirables poèmes d’amour, dignes de figurer à côté de ceux du Rossignol de Dieu, Jean de la Croix. Ses prières, ses soliloques, souvent écrits à plume volante sur de mauvais bouts de papier que nous possédons encore, nous disent aussi quelque chose de sa vie profonde avec Dieu.

Le 1er juillet 1522, l’Ermitage des Grottes est en fête. Ce jour-là, en effet, les ermites célèbrent la première prise d’habit des disciples de Giustiniani. Parmi les novices, il y a des hommes de grande valeur, qui seront les colonnes de la nouvelle famille camaldule. Parmi eux, Jérôme de Sessa, médecin très estimé, ou encore Giustiniano de Bergame. Ils sont là une douzaine, pères et frères convers, tous animés par le grand souffle des premiers disciples de saint Romuald, rejoints bientôt par le frère Innocent de Florence, convers de Camaldoli, qui offre à frère Paul l’ermitage où il a vécu quelques années : Sainte-Marie du Saint-Esprit1, sans oublier le père Romualdo de Fano et Placide della Fretta. Tant et si bien que, vers la fin de cette année 1522, on compte déjà une trentaine de nouveaux disciples. Frère Paul écrit à sa sœur moniale son bonheur et son action de grâces, et, chose intéressante, il lui dépeint la vie héroïque que l’on mène dans les divers ermitages, digne vraiment des Pères des déserts.

Dans une lettre à un jeune homme qui lui demande de rejoindre la communauté des Grottes, frère Paul ne veut rien cacher de ce qu’il va trouver : "De la vie des ermites, mes pères et mes frères, je ne te dirai que les choses les plus communes et les plus manifestes… Presque tout le temps, leur nourriture consiste en pain dur ou même moisi. L’un des pères m’assure que, dans un ermitage dont il avait la charge, il y avait de ce pain moisi. On le présenta à l’âne qui le refusa. Et les ermites, eux, le mangeaient. J’ai même vu en deux ermitages, au moment où l’on mettait le pain sur la table (car on mangeait quelquefois en commun quand les cellules n’étaient pas encore construites), j’ai vu chacun chercher le pain le plus moisi… Outre le pain, ils mangent des soupes aux herbes et aux légumes. Mais ne crois pas qu’ils font de la cuisine tous les jours. Je me suis trouvé manger quatre jours de suite des fèves qu’on avait cuites en une seule fois. Quand ils ont de l’ail ou de la ciboule ou des fruits, ils triomphent. Ils se régalent de glands cuits comme si c’était des châtaignes. Ils m’ont appris à en manger, et je les aime. La vérité est qu’ils s’abstiennent de cuire en certains jours, parce qu’ils trouvent dans la nature des aliments qui ne demandent aucune préparation.

"Leur vêtement est ce qu’il y a de plus pauvre et de plus vil : une tunique un peu plus longue qu’à mi-jambe, un scapulaire qui descend un peu au-dessous du genou, des tunicelles comme des sacs, un morceau de toile devant, un derrière, sans couture sur les côtés. Des bas, je ne crois pas que plus de deux ou trois en portent. Tous les autres, été comme hiver, s’en passent… J’ai eu à vêtir entièrement un ermite : tunicelle, tunique, scapulaire et manteau, je n’ai pas dépensé en tout plus de quatorze Carlins. Les ceintures sont de simples cordes…"

Voilà bien qui pourrait être décourageant, sinon révoltant. Nous sommes en pleine Renaissance ! Mais c’est bien sans doute à cause de cela qu’il y a chez certains et même chez beaucoup une soif d’authenticité.

Frère Paul consacre une grande partie de l’année 1523 à rédiger la Règle de vie de ses ermites. Elle est entièrement extraite de la Règle de la vie érémitique qu’il a fait imprimer à Camaldoli en 1520, avec cependant, et ceci est révélateur de sa grâce, une insistance marquée sur la simplicité de vie, le dépouillement et l’austérité des mœurs, mais aussi l’esprit fraternel qui doit régner dans les ermitages. Il convoque ses conseillers pour l’examen de son travail, qui sera approuvé lors du premier Chapitre de la Compagnie, en janvier 1524, à l’Ermitage Saint-Benoît du Monte Conero…

C’est au cours de ce Chapitre que frère Paul sera élu Majeur de la Compagnie, abandonnant le priorat de l’ermitage des Grottes entre les mains de Dom Elie, qui, l’on s’en souvient, avait précédé aux Grottes l’arrivée de frère Paul et de ses premiers disciples. Un voyage à Rome auprès du pape Adrien VI s’est avéré assez difficile et décevant, mais, à l’automne de cette même année, le pape meurt, et son successeur, Julien de Médicis, ami personnel de frère Paul, se montre combien bienveillant pour la fondation. Si bien que le 19 février 1524, Giustiniani pourra écrire de Rome : "Toutes nos affaires vont bien. Il me semble être revenu au temps de Léon X."

Ce qui est sûr, c’est que la famille érémitique camaldule de frère Paul est reconnue par l’autorité pontificale. Elle va se développer en toute sérénité. Elle compte alors 35 membres répartis dans les cinq ermitages que nous connaissons. On organise même un pèlerinage d’action de grâces à Notre-Dame de Lorette, à qui sera confiée la prospérité spirituelle et aussi matérielle de chacun des ermitages. Notons cependant que la Compagnie reste encore juridiquement rattachée à la congrégation camaldule de Saint-Michel de Murano. Elle n’acquerra son entière autonomie qu’après la mort de frère Paul, le 7 mai 1529.

Malgré les grosses chaleurs de l’été de cette année 1524, riche en événements importants pour la famille de Giustiniani, celui-ci se rend au début du mois d’août à l’ermitage Saint-Jérôme de Pascelupo, la plus "sauvage", comme l’on sait, mais aussi la plus aimée des solitudes camaldules. Frère Paul tient à s’entretenir longuement avec le prieur qui, en décembre de cette même année, doit recevoir le deuxième Chapitre général de la Compagnie. Divers aménagements, sobres mais beaux, sont à l’étude pour accueillir dignement les pères capitulaires qui devront approuver ou non la nouvelle Règle.

Frère Paul aime ce lieu si solitaire. Il en profite pour vaquer à Dieu "tant qu’il peut". Or, voici que, le dimanche 7 août, célébrant la messe à la chapelle Saint-Jérôme, qu’il aime particulièrement, au moment de la Communion au Corps et au Sang du Seigneur, Giustiniani perd pied. Il "s’évanouit" au sens figuré du terme. La lumière de Dieu l’envahit très fort au souvenir de la parole du psaume 72 dans l’édition de la Vulgate : "Ad nihilum redactus sum et nescivi", "Me voici réduit à rien et je ne l’ai pas su." Il voit en un instant dans la force de cette expérience mystique, non seulement comment dans le passé il était mort à Dieu sans le savoir, mais comment aujourd’hui il disparaît entièrement en Dieu par la Communion eucharistique. Ainsi qu’il va le confesser à travers des larmes de jubilation, frère Paul a la certitude de passer tout entier dans la vie et la joie de Dieu. Non, ce n’est pas la vie de Dieu qui l’inonde, ce n’est pas la joie de Dieu qui l’envahit, mais c’est lui qui est entièrement absorbé par la vie et la joie divines.

Cette grâce est si forte qu’après avoir terminé vaille que vaille la célébration, frère Paul essaye de la revivre en griffonnant quelques notes sur un méchant papier… Ces notes de "feu" sont à l’origine du fameux "Secretum meum mihi", où il élaborera par la suite, lorsqu’il aura du temps et… du papier, une très belle théologie de l’amour de Dieu et de l’anéantissement de l’homme en Dieu, de sa divinisation, très précisément à travers le sacrement de la Pâque du Seigneur. Quelques poèmes de cette époque chanteront sur le mode lyrique le bonheur de l’homme en Dieu. "Heureuse l’âme qui parvient à la paix à laquelle je ne crois pas qu’on puisse jamais, jamais parvenir autrement qu’en aimant Dieu Lui seul et en Lui seul."

Le 16 août suivant, étant encore à Saint-Jérôme, il écrit au Majeur de l’ermitage de Camaldoli pour lui demander une grande faveur pour les frères de Pascelupo. Il se rappelle qu’il y a en effet là-haut un beau retable inutilisé représentant le Crucifié ayant à ses pieds Jérôme, le cardinal-ermite de Bethléem. Il serait si bien à sa place à Saint-Jérôme de Pascelupo. Il supplie aussi que l’on permette au père Justinien de Bergame, ermite de grande valeur humaine et monastique, de venir aider les ermites des Grottes, et qu’on lui envoie un exemplaire du Coran… Il ne faut pas oublier en effet que les relations de Giustiniani avec la plupart de ses confrères de Camaldoli et les Supérieurs de l’Ordre restent excellentes. Dans la lettre au Majeur, il a même promis une visite de fraternelle amitié. Le temps lui dure. Il faudra cependant attendre toute une année avant que le projet puisse enfin se réaliser. Frère Paul entre-temps est redescendu aux Grottes. Le retable a été envoyé, ainsi d’ailleurs que le Père Justinien, qui sera accueilli avec beaucoup de reconnaissance. Il sera plus tard un élément combien précieux pour le développement de la Compagnie.

Les semaines passent. Le Chapitre général est convoqué pour le 10 décembre à Pascelupo. Il y a là les prieurs des cinq ermitages, qui ont amené avec eux un délégué de chaque famille érémitique. Frère Paul les a précédés pour les accueillir. Et le Chapitre s’ouvre par une célébration attendue depuis quatre ans, à savoir la prise d’habit de notre chanoine Galeazzo Gabrielli, qui, enfin, se décide à demander la miséricorde des frères. Tout le monde lui doit beaucoup. Tout le monde sait ce que représente son geste. L’homme riche et raffiné choisit de s’ensevelir dans la simplicité et la pauvreté des fils de Romuald. Frère Paul va lui donner en religion le nom de Pierre, en mémoire de l’ami jamais oublié, Pierre Quirini. Au cours des travaux du Chapitre, qui vont durer jusqu’au 20 décembre, la Règle de vie érémitique est approuvée à l’unanimité. Chacun regagne ensuite son ermitage pour les heureuses fêtes de Noël.

Le 15 janvier 1525, la nouvelle du décès de Pierre Delfino se répandait dans toutes les maisons de l’Ordre. Il achevait sa course terrestre à Venise, au monastère Saint-Michel de Murano, qui avait été sa résidence durant les longues années de son généralat si mouvementé. Bien que très effacé durant les derniers temps et bien que toujours assez étranger, pour ne pas dire plus, à la vie érémitique, il était cependant l’élément modérateur face aux mouvements nettement hostiles de beaucoup de cénobites camaldules. Sa mort ne changeait rien au statut de la Compagnie de frère Paul, mais allait plutôt accroître les craintes des ermites de Camaldoli, beaucoup moins protégés et qui, deux jours à peine après le décès de Delfino, se réunissaient en chapitre pour se doter d’un nouveau prieur, Dom Jean-Baptiste de Lucques. Au monastère de Classe, on procédait à l’élection du successeur de Delfino, Dom Paul Tinto de Lodi, comme abbé général, avec résidence au Monastère Sainte- Marie des Anges à Florence. Il n’allait pas tarder à convoquer un Chapitre général à Ravenne, auquel frère Paul était invité. Il se trouvait alors à l’Ermitage Saint-Benoît de Monte Conero, qu’il quittait le 29 avril accompagné de Jérôme de Sassa, espérant bien arriver pour l’ouverture du Chapitre. On y parla de l’autonomie économique et juridique de la Compagnie de saint Romuald. Les cénobites la désiraient fortement, et certes frère Paul lui-même et ses disciples. Le principe en fut acquis, mais, comme nous l’avons dit, ne prendra effet qu’après sa mort, en 1529. Après une brève visite à sa chère Venise, frère Paul regagne les grottes de Massacio afin de préparer le troisième chapitre de sa petite compagnie, qui se tiendra le 24 juin à l’Ermitage de San Leonardo. C’est à cette occasion qu’il renonce à tous les privilèges que lui avaient accordés ses amis les papes Jules II et Léon X. Ils l’avaient aidé considérablement à faire face à la fondation de la nouvelle famille camaldule purement érémitique, mais aujourd’hui ils n’avaient plus de sens. La décision fut acceptée non seulement par les ermites, mais par Rome même à travers le Cardinal protecteur de l’Ordre, Julien de Médicis.

Il fallait cependant que frère Paul tienne sa promesse à l’égard des frères de Camaldoli et se rende enfin auprès d’eux. Ce qui se réalisera au mois d’août suivant pour la joie de tous.

La nouvelle se répand vite dans les cellules solitaires : frère Paul est arrivé. L’émotion est immense de part et d’autre. Giustiniani est aimé, et la joie de ces retrouvailles se situe bien au-delà des mots. Frère Paul se retrouve dans la cellule qui l’a trahi, c’est vrai, mais où il avait silencieusement goûté la douceur de Dieu. "Il me semble, écrit-il au prieur des Grottes, être retourné au noviciat, me trouvant en cette cellule sans nul souci." Et qui découvre-t-il parmi les novices? Son propre neveu François, arrivé à Camaldoli presque en même temps que lui. Il désirait si fort le voir vêtu de l’habit des fils de saint Romuald. Il lui avait écrit un jour : "Je ne sais si en toi cette lettre portera son fruit, car je désire tant qu’elle te soit utile. Ecoute, François, ce que ton vieux Paul veut te dire. Tiens, je veux te dépeindre un François tel qu’il serait dans le monde et un François tel qu’il pourrait être dans la vie religieuse. Tu sais toi-même, et bien des fois tu me l’as dit, qu’en vivant, ne serait-ce que deux jours, ou même seulement un soir, avec des gens abjects, tu deviens toi-même aussi abject qu’eux, alors qu’en vivant avec des personnes spirituelles, tu te dépasses toi-même… Reste dans le monde et tu deviendras bientôt un vieillard sot, ignorant et gâteux, passant son temps avec ses semblables, assis sur les bancs des places de Venise…"

Nous ne savons pas si la lettre, que malheureusement nous ne possédons pas dans son intégralité, a déclenché la décision de François de partir à Camaldoli. Mais ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, il s’y trouve en même temps que son oncle, en ce mois de septembre 1525. Celui-ci pourra écrire à son frère Antoine, qui s’inquiète beaucoup pour son fils : "Sois sans crainte, Antoine. J’aurai plus de soin pour son corps et pour son âme que s’il était mille fois mon fils. Il est si aimable, si paisible que je l’aime comme ma propre âme. Sois sûr qu’il ne lui manquera rien, rien…" Après un certain temps passé à Camaldoli, François demandait à rejoindre frère Paul à l’ermitage des Grottes. Il y restera deux ans seulement, la vie solitaire étant décidément trop forte pour lui… Frère Paul souffrira beaucoup de son départ.

Durant son bref séjour à Camaldoli, frère Paul a rencontré le nouveau Majeur et son conseil durant plus de quatre heures. La situation de l’ermitage est encore menacée, mais Giustiniani fera tout son possible auprès du Cardinal protecteur pour aider ses frères à garder leur liberté si chèrement acquise. Si le 2 septembre l’heure est venue de la séparation, frère Paul ne rentre pas immédiatement aux Grottes, préférant se rendre à nouveau à Ravenne, où, chose assez curieuse, il demeura près de deux mois, tant pour chercher l’emplacement d’un possible futur ermitage que pour plaider auprès des cénobites la cause des ermites de Camaldoli.

Mais voici enfin venu le moment du retour aux Grottes, avec un pèlerinage à Val di Castro à la cellule où saint Romuald est passé en Dieu. Frère Paul est habité par une joie profonde. Les frères remarquent qu’il se simplifie de plus en plus. Depuis un certain temps, il a complètement abandonné la lecture des auteurs profanes, ses vieux amis, pour s’adonner presque exclusivement à l’écoute de la Parole de Dieu. Saint Pierre Damien et saint Bernard sont cependant ses inséparables. "Sache, écrit-il à un vieil ami d’enfance, que depuis que je suis religieux, je suis chaque jour plus heureux. Oui, il me semble avoir trouvé le paradis sur la terre, tellement mon corps est en bonne santé et l’âme en fête. Je vis dans le bonheur." La présence de son ami Pierre ne le quitte pas. Par bonheur, il n’a plus de grosses affaires à traiter : quelques pièces d’étoffe à acheter, du grain à faire rentrer, quelques aménagements à superviser dans tel ou tel ermitage. Et l’on sait combien Saint-Jérôme de Pascelupo lui tient à cœur. Il y fait construire quelques cellules solitaires, autant que le terrain fort exigu le permet : "Il sera bon, écrit-il au prieur, que chacune comporte un lieu pour dormir, une chapelle, un coin pour l’étude et la prière, et même… une loggia! Mais tout ceci petit, petit." Il recommande instamment au prieur de consulter toujours les frères avant de décider. Tellement Giustiniani tient à ce que règne dans sa famille un grand respect des frères, de tous les frères, qui ont abandonné les titres auxquels, en Italie plus qu’ailleurs peut-être, on tient tant, pour ne se nommer que "frère".

Cependant, l’année 1526 est déjà bien engagée, et il faut songer au prochain Chapitre général, le troisième, au début duquel frère Paul doit se démettre de sa charge de Majeur. Ce Chapitre sera célébré pour la première fois à l’ermitage des Grottes, durant le temps pascal, dans la lumière de la Résurrection du Seigneur. Le temps venu, le 26 avril, c’est Dom Augustin de Bassano qui est élu à la place de frère Paul, nommé prieur de l’ermitage des Grottes. Il va rester cependant le père spirituel de beaucoup de ces hommes qui se sont joints à lui pour mener l’aventure du désert. Pour eux, il écrit encore et encore sur le sens de la vie solitaire et sur l’amour de Dieu et du prochain, clé de voûte de tout l’édifice1.

Le mois suivant son élection, il lui faut se rendre à Spolète, où le Majeur doit venir le rejoindre. Frère Paul loge chez les Frères Mineurs, qui l’accueillent avec joie. Mais le Majeur se fait attendre. Que faire donc sinon écrire? Ce qui nous vaut un traité sur "la voie véritable et parfaite du salut", un soliloque sur la "lutte continuelle de la chair et de l’esprit", et surtout un beau petit traité, tout à fait pratique et concret, sur l’oraison2. Frère Paul est intarissable, et encore confesse-t-il qu’il n’écrit pas tout ce qui bouillonne en lui… faute de papier !

Dom Augustin est enfin arrivé, et l’on a réglé ensemble quelques affaires importantes. Après quoi, le cœur en fête, frère Paul rejoint les Grottes, où les ermites s’impatientent. Il est vrai qu’il y a à envisager de sérieux aménagements, vu le nombre des frères. Frère Paul va faire construire cinq cellules solitaires en dur, et non plus creusées dans le tuf, tout au long de la falaise qui fait face aux grottes primitives. Il faut prévoir également une petite hôtellerie, car nombreux sont ceux qui désirent vivre, ne serait-ce qu’une journée, auprès de ces hommes de Dieu. L’église est enrichie de quelques fresques et boiseries, qui, sans nuire à la simplicité qui convient à des pauvres du Christ, la rendent plus noble et priante.

Mais il nous faut revenir quelque peu sur nos pas, pour au moins signaler un événement assez considérable du tout début du priorat de frère Paul, car il va être à l’origine d’un mouvement spirituel qui intéressera non seulement la vie de l’Eglise, mais aussi l’histoire tout court, je veux dire la naissance de l’Ordre des Frères Mineurs Capucins.

Le 21 mars, jour où l’Ordre monastique fête le transitus de saint Benoît, et, cette année-là, veille des Rameaux, voici qu’après les Complies, vers vingt heures, l’on frappe à la porte de l’ermitage des Grottes. Ce sont deux franciscains de l’Observance, Louis et Raphaël Tanaglia, frères selon la chair, fils d’une noble et riche famille de Fossombrone. Tout jeunes, ils sont entrés dans la carrière des armes, mais l’ont très vite abandonnée, se sentant appelés à embrasser la vie religieuse dans l’Ordre de saint François. Ils sont alors entrés au couvent de la Romita, assez proche de notre ermitage camaldule. Louis a été ordonné prêtre en 1517, alors que son frère Raphaël a préféré demeurer simple tertiaire. Inséparables, ils ont été transférés au couvent de Fano, lieu de résidence du ministre provincial. Sincèrement épris, l’un et l’autre, de l’idéal du Poverello, ils souffrent de le voir vécu si lâchement en cette maison. Tant et si bien qu’un beau jour, ils ont obtenu de Rome la permission d’aller à la recherche d’une communauté d’ermites où ils pourraient librement vaquer à la prière et à la pénitence. Et les voilà sur les chemins, revêtus d’une tunique grossière comme en portent les ermites, errant dans les forêts, et poursuivis par leurs frères de Fano, qui veulent leur faire entendre raison et les ramener au bercail.

Or, voici qu’ils se souviennent de l’ermitage des Grottes, où, de leur temps de présence à la Romita, ne vivait que le saint frère Antoine, tertiaire franciscain lui-même… Ils savent que tout y a bien changé et que le frère Paul Giustiniani y réside maintenant avec ses disciples. Peut-être les accueillera-t-il, ne serait-ce qu’un moment. Frère Paul les reçoit en effet et, très vite, a la meilleure impression. Oui, ce sont des frères qui cherchent vraiment Dieu et qui aiment la solitude silencieuse. Il accepte donc qu’ils restent à l’ermitage, mais, les sachant traqués par leurs frères, avec qui Giustiniani a de bonnes relations, il les envoie à l’ermitage Saint-Jérôme de Pascelupo, tellement plus retiré et inaccessible, et les camoufle sous le costume des ermites camaldules. Le Chapitre général, qui doit se tenir incessamment aux Grottes, statuera de leur sort.

La vie solitaire des disciples de Giustiniani enchante notre Louis et notre Raphaël, mais voici que le Chapitre décide de ne pas les recevoir dans la Compagnie, car les pères ont senti en eux le désir de rencontrer les gens du peuple pour leur dire, comme saint François, qu’il faut aimer l’Amour, mais bien aussi parce que, très prosaïquement, ils ne veulent pas se mettre à dos les pères franciscains, leurs amis. Le fait est que Louis et Raphaël vont redescendre dans la vallée, et je ne suis pas loin de penser que c’est bien l’Esprit de Dieu qui conduit l’Eglise, qui a tout fait pour qu’il en soit ainsi.

Nos deux franciscains se dirigent sans trop savoir pourquoi vers Camerino, là où cependant vit un de leurs frères, Matthieu de Brescia, peu lettré certes, mais mystique et visionnaire, protégé par dame Catherine Cybo, jeune veuve du duc Jean-Marie Varano et régente du duché de Camerino. Femme énergique et tenace — elle est aussi la nièce du pape régnant Clément VII — elle a obtenu pour le frère Matthieu la permission de mener une vie d’ermite itinérant, comme le sera notre saint Benoît-Joseph Labre, avec cependant l’obligation de se présenter à son supérieur provincial au moins une fois l’an.

Nos deux frères viennent évidemment frapper à sa porte et sont immédiatement subjugués par ce frère Matthieu… En leur présence, il a comme une vision de saint François vêtu d’une tunique de bure étroite, à laquelle est attaché un capuchon très long et en pointe. Il pense que c’est ainsi que nos deux frères doivent se vêtir, et embrasser comme lui une vie érémitique itinérante de témoignage de pauvreté et d’amour des petites gens. Louis et Raphaël acceptent, et voici que des compagnons se joignent à eux et vont constituer une petite troupe de prédicateurs populaires. Les aumônes ne leur manquent pas, et le pape, grâce aux intempestives interventions de la nièce, les reconnaît très vite officiellement comme Frères Mineurs de la vie érémitique. Le bon peuple les baptisera "Capucins", à cause précisément de ce fameux capuchon long et pointu que l’on connaît. Le passage des frères Tanaglia chez les camaldules marquera même l’habit et quelques coutumes de ces nouveaux franciscains : le port de la barbe, le petit manteau et une certaine rudesse dans les mœurs, qui rappelle les façons de faire de leurs modèles communs, les Pères des déserts. Tellement, au fond, c’est Dieu qui écrit l’histoire.

Pendant ce temps, la vie a continué aux Grottes et dans les autres ermitages de frère Paul. De tous côtés, on lui demande d’ouvrir des ermitages, comme par exemple à Brescia, ou encore à Vérone. "Nous sommes si nombreux ici que nous pourrions facilement remplir tous les endroits qu’on nous propose." La sagesse cependant réclame de la maturité dans la vie solitaire chez ceux qui un jour, en effet, ouvriront de nouveaux lieux de Dieu. Et ce sera surtout après la mort si prématurée de frère Paul que la Compagnie, devenue Congrégation des Ermites Camaldules de Monte Corona, se répandra au loin, hors des frontières d’Italie.

Vers le milieu de l’année 1527, frère Paul doit se rendre à Rome pour quelques affaires intéressant les ermitages. Mais, au lieu d’être accueilli par Clément VII, voici qu’il est fait prisonnier avec les amis qui l’hébergent si gentiment, Pierre Caraffa et Gaëtan de Thyène. Rome est occupée par les armées napolitaines, qui vont saccager la ville de fond en comble. Et voici notre frère Paul enfermé dans la Tour de l’horloge, qu’il ne va pas tarder à transformer en lieu de prière. Si bien que le capitaine qui a la garde de nos saints hommes les met gentiment, une nuit, dans une barque sur le Tibre, en leur souhaitant bonne chance et en se recommandant à leurs prières. Les trois amis sont sains et saufs, mais aussi pauvres que Job. Pensez donc, les Scugnizi sont passés par là !

Frère Paul est à la recherche d’un lieu qui pourrait devenir un pied-à-terre romain, nous dirions aujourd’hui une procure, où résiderait l’un des ermites avec un frère convers. Mais, c’est clair, le moment est mal choisi. Il vaut mieux pour l’instant regagner les Grottes. Et frère Paul rêve d’y emmener avec lui celui qui deviendra saint Gaëtan de Thyène. Mais celui-ci s’est voué avec quelques disciples, que l’on appellera Théatins, à la misère des pauvres. Il ne les abandonnera jamais.

Le pape s’est enfui à Orvieto avec la Curie pontificale. Aussi bien, au début de 1528, voici notre frère Paul sollicitant une audience de Clément VII, qui le reçoit très volontiers, car le pape le tient en haute estime, ainsi que ses ermites. Giustiniani obtient de nombreux privilèges pour les siens, dont, par exemple, tous les avantages dont jouit l’Ordre monastique, sauf l’abbatiat, que les ermites refuseront toujours.

La peste fait son apparition à Orvieto, décimant une grande partie de la population. Vite la cour pontificale plie bagages, et nous la retrouverons à Viterbe. Frère Paul n’a pas échappé au virus de la peste, et le voici de retour aux Grottes, où il se remet assez vite, mais, hélas! seulement en apparence. Il n’a pas abandonné son projet d’un pied-à-terre à Rome ou dans les environs immédiats.

Or, précisément, les moines bénédictins de Saint-Paul-hors-les-murs lui offrent les ruines du prieuré Saint-Sylvestre qu’ils possèdent au sommet de l’admirable Mont-Soracte, chanté par les poètes latins. Le lieu est fantastique, embrassant toute la plaine romaine. Frère Paul va s’y rendre avec un frère convers pour visiter ce possible futur ermitage. Nous sommes au mois de juin. Or, à peine arrivé là-haut, plus ou moins bien installé dans ces ruines, le voici pris de fièvre, avec les symptômes de la peste. Frère Paul est dans la paix et l’abandon. Tout n’est rien, hormis Dieu. Il rassure le convers, émerveillé d’un tel abandon, celui que frère Paul avait chanté à la fin de son "Secretum meum mihi". Il sait qu’il va mourir. Il a la force et l’humour d’écrire un sonnet pour ses frères ermites, ceux des Grottes et les autres :

"De la prison terrestre où j’ai été reclus pendant cinquante-deux années.

J’aspire à sortir quand la porte m’est encore fermée

Et quand elle s’ouvre, plus ne me plaît de partir.

L’état présent, je le sais, n’est que misère

Pourtant je ne refuse pas d’y rester;

Le long usage que j’en ai fait m’y a si bien accoutumé

Et j’ai peur d’être libéré de mon mal.

Mon corps, c’est vrai, je l’aime et je le hais

Sa compagnie m’enchante et me révolte

J’en veux sortir et je ne le veux pas.

J’aspire à fuir une telle misère

Mais suis navré d’abandonner les Frères

Rester, partir, aussi grande est ma peine."

Délicatesse de Dieu. Dom Grégoire de Bergame, ermite de Camaldoli, en route vers Rome, s’arrête au pied du Mont-Soracte, et quelqu’un de lui dire : "L’un de vos frères se trouve à Saint-Sylvestre." Notre ermite, intrigué, gravit la montagne et découvre son ancien Majeur agonisant. Frère Paul, qui avait tant aimé l’amour, allait mourir dans les bras d’un ami, à l’heure du coucher du soleil, le 28 juin 1528.

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1. "Accorde-moi, Seigneur, écrit frère Paul, de voir et d’enseigner que pour aider nous-mêmes et le prochain, il ne faut détourner de Toi aucune parcelle de notre amour, mais désirer n’aimer que Toi en Toi; alors j’aimerai parfaitement et moi-même et les autres frères, quand, pour ton amour seul, je me serai oublié moi-même, j’aurai oublié le prochain comme s’il n’existait pas et ne tournerai vers moi ou le prochain aucune parcelle de ma pensée ou de mon cœur." (Secretum meum mihi, Edit. Frascati, Roma).

2. In Vita Cristiana, mars-avril 1952, Florence, pp. 152-156.

 

 

 

 

 

Chapitre 6

Désert, dis-moi ton nom!

La lecture si rapide de la vie du bienheureux frère Paul peut nous laisser une certaine gêne à l’esprit et au cœur. Nous avons sans doute l’impression assez pénible d’avoir rencontré et fréquenté pour un moment un homme de la Renaissance, certainement sympathique et parfois fascinant, qui, depuis son enfance, a rêvé de solitude et de silence, mais n’a jamais été vraiment un ermite enseveli dans le secret de Dieu. Son tempérament, sa culture considérable, sa curiosité intellectuelle, son esprit parfois brouillon, ses relations ecclésiastiques et autres avec les obligations que, nécessairement, elles ont entraînées, puis, après son départ de Camaldoli en 1520, cette vocation de "fondateur" qui est désormais la sienne avec des responsabilités et des traitements d’affaires qui ne lui déplaisent pas tellement, tout cela risquerait de nous amener à conclure qu’il ne fut qu’un rêveur du désert, qu’un amoureux impénitent qui s’obstine à frapper à la porte de sa bien-aimée qui n’accepte pas son amour. Ce serait, me semble-t-il, passer complètement à côté du mystère de cet homme de Dieu, dont la vocation au désert est hors de cause, mais dont les circonstances historiques du monde, de l’Eglise et de l’Ordre camaldule ont fait qu’il n’a jamais pu jouir longuement pour son bonheur personnel des "embrassements de Rachel", comme aurait dit saint Pierre Damien, lui aussi victime de son amour de l’Eglise et de son obéissance à Hildebrand, le futur Grégoire VII, son "saint Satan", comme il l’appelle.

Pour avoir fréquenté frère Paul Giustiniani depuis plus de cinquante ans, ainsi que les héritiers de son charisme, ces ermites au visage de fête, je sais qu’il est devenu un saint ami de Dieu, fasciné par son visage, ne désirant que l’aimer lui seul en lui-même, enfoui dans la solitude romualdienne. Son amour du désert n’est certes pas un mirage dangereux, comme il en existe au désert précisément, mais un désir d’aller sans cesse de l’avant malgré la "situation", les obstacles de toutes sortes, les pires déceptions, ses propres limites, pour acheter la perle de grand prix. S’il n’a pu vivre d’une façon sereine et permanente le mystère et la grâce de la cellule solitaire, il n’a jamais renoncé à se laisser envoûter, et je ne doute pas que Dieu lui ait accordé de savoir enfin son Nom. Dès ses premiers pas au désert de Camaldoli, il a rencontré par bonheur cette merveilleuse réussite qu’était le reclus Michel, et il a su ce que cela pouvait être de devenir solitude. Tant de soliloques qu’il griffonne parfois nous disent sa découverte heureuse d’un rare et furtif bonheur, dont il évoquera la magnificence à ses disciples, si modestement mais avec des mots qui ne trompent pas. Il y a, dans la "Règle de la vie érémitique", des expressions, un tel climat de paix et de joie que le lecteur ne peut que dire, presque à chaque page, ce que les Anciens disaient du grand Arsène : "Il a trouvé la voie."

Cette voie, telle qu’il a essayé de la parcourir lui-même et de l’indiquer, aujourd’hui encore, à ces amoureux du désert que sont ses fils, elle s’appelle Jésus-Christ, le Christ de Bethléem, de Nazareth, le Christ du désert de la tentation, celui de la montagne où il se cache pour prier, celui de la Transfiguration, puis du désert de la Croix, chemin vers le sein du Père. "La Règle suprême, dira-t-il, c’est Lui et Lui seul, Jésus-Christ et son Evangile. Il est la vraie vie du moine et de l’ermite, le modèle de toute perfection. Puisque nous sommes chrétiens, renouvelons-nous par notre vie solitaire comme en un second baptême pour vivre uniquement Jésus-Christ. Il est la source d’eau vive… Allons donc à cette source, marchons sur cette voie royale. Que la Règle de notre vie soit sa vie à Lui et son Evangile. Là est la vraie vie érémitique, là est la norme de toute perfection." Le Christ devient ainsi le Maître unique, la lampe du désert qui ne connaît point d’autre lumière. Voilà pourquoi frère Paul insiste tant sur le regard à fixer sur le Christ, sur l’écoute de sa parole. "Ce doit être, dit-il, une pratique constante des ermites et des convers que de vaquer quotidiennement à la lecture de la Parole." Mais lire est trop peu. Giustiniani ne considère pas l’Evangile comme un livre, mais comme un tabernacle, comme cette fameuse tente du Rendez-vous dont il est parlé dans l’Exode, là où Dieu parle à Moïse face à face, bouche à bouche, comme un homme à son ami. "Va donc à l’Evangile, écrit-il encore, comme si tu montais au saint autel, avec de grands apprêts d’âme et de corps, avec tant de révérence!" Telle est d’ailleurs la grande tradition des moines, qui a porté tant de fruits d’illumination et de conversion. On peut dire qu’elle a fait florès dans les ermitages avellanites, camaldules ou cartusiens. "Mon livre, écrit encore frère Paul, doit devenir Jésus-Christ en Croix. Livre écrit entièrement avec son précieux sang, prix de mon âme et rédemption du monde. Livre dont les cinq chapitres sont les cinq plaies du Sauveur. Je ne veux étudier que Lui, et les autres uniquement dans la mesure où ils Le commentent. Mais c’est un livre qui doit être lu en un profond silence."

En effet, l’appel précis du Christ lancé à ceux et celles qu’il a choisis pour le suivre au désert est une invitation à l’enfouissement dans la solitude. Le bienheureux Paul sent très fort que l’ermite doit "épouser de grand cœur le lien si aimable de son heureux désert". "Si saint Romuald, explique-t-il, a choisi la solitude de Camaldoli, c’est bien parce qu’elle est éloignée de toute ville, et même de toute habitation, et parce que la vaste étendue de forêts qui l’entoure la rend absolument cachée et presque inaccessible." Il conseille alors au prétendant du désert : "Aime donc la profonde tranquillité de cette solitude sainte." Et encore : "Savoure la douce retraite de ta cellule isolée et séparée des autres." La cellule est en effet à ses yeux le saint des saints de la vie solitaire. A l’école de saint Pierre Damien et du bienheureux Rodolphe, à celle du reclus Michel, il sait que c’est elle la grande et incontestable, douce et exigeante maîtresse de vie, qui vous rejette impitoyablement si vous ne voulez pas vous laisser instruire. "Le fait de demeurer continuellement en cellule me fait voir une ombre, une image bien lointaine certes, mais aussi bien fidèle, d’une vie qui est la vraie vie. Tant que j’étais dans la foule, au-dedans et au-dehors de moi-même, dans les conversations, les affaires, le flot des pensées qui, par des chemins divers, entraient dans mon cœur, je ne vivais pas, j’étais réduit à rien… O bienheureuse solitude qui enseignes aux hommes à rentrer en eux-mêmes et à aspirer, autant qu’il est possible, à Dieu et à son Royaume. Vraiment, je n’ai pas vécu tant que je ne t’ai pas connue!" Et Giustiniani d’affirmer alors avec audace : "Ils n’ont donc point droit au nom d’ermites, ceux qui ne sont pas les amants de la solitude! Qu’ils apprennent donc à rester avec eux-mêmes, à s’abstenir des conversations mondaines et à parler avec Dieu seul ou de Dieu seul. Ils commenceront alors à goûter la très suave tranquillité de la vie érémitique, et lorsqu’ils en seront tout imprégnés, ils n’auront aucune peur, mais plutôt une immense joie à y persévérer jusqu’à la mort." Le bienheureux Paul ne cessera de répéter à ses disciples la consigne de saint Romuald, donnée aux cinq premiers solitaires de Camaldoli : "Assieds-toi dans ta cellule, jeûne et tais-toi"; allant même jusqu’à les encourager au désir de la réclusion "au-delà de tout éloge", soit pour un temps, soit pour la vie. "Après avoir été éprouvés par une longue expérience de l’obéissance et des austérités de l’ermitage, sans perdre certes un tel trésor, l’ermite peut accéder à une vie encore plus parfaite. A l’âge mûr de quarante ou quarante-cinq ans, après mûre délibération, il peut en effet être accordé à tel ou tel frère qui le demande instamment de se séparer des autres ermites et de s’enfermer dans sa cellule sans pouvoir en sortir, afin de vaquer en toute tranquillité, avec la grâce de Dieu, à la communion aux réalités célestes." L’ermite ne gagne le désert que pour tâcher d’atteindre ce but : devenir un hésycaste1, un homme ramené de la multiplicité à l’unité, de la dispersion, du divertissement, à la conversion à l’Unique. En un mot, il désire de toutes les fibres de son être, vivre Dieu, devenir prière. "Si nos Pères, dit frère Paul, n’ont assigné à l’oraison aucun moment particulier du jour ou de la nuit, c’est bien pour nous suggérer que la prière continuelle est aussi nécessaire à l’homme du dedans que la respiration de l’air l’est à notre corps." Il n’hésite donc pas à affirmer encore : "Ils ne sont ermites que de nom, ceux qui ne s’adonnent pas chaque jour à la lecture de Dieu, à la méditation, à l’oraison." C’est la fameuse "échelle des cloîtriers" de Guigues II de Chartreuse, qui a fait ses preuves dans tant de monastères et ermitages des siècles passés et de ceux qui viendront. "L’on tiendra compte certes des capacités de chacun et des attraits de la grâce de Dieu, mais qu’aucun d’entre les frères n’oublie que la spécificité de l’ermite, c’est la prière." "Même si parfois il ne peut prier, parce que son esprit est saturé de diverses préoccupations ou harcelé de distractions, qu’il ne renonce pas cependant à entrer dans l’oratoire de sa cellule et, à genoux devant l’image du Sauveur, qu’il se tienne là pour le temps qu’il se sera fixé, pleinement convaincu qu’une telle persévérance est déjà une authentique oraison."

Mais Giustiniani est fils de Romuald. Or, comme l’affirme saint Bruno de Querfut, son disciple, l’ermite-prophète donne habituellement à ses frères une seule consigne pour la prière : "L’unique voie de la prière, c’est le psautier!" Alors frère Paul le propose à son tour à ses ermites comme une voie assurée, comme la forme la plus vraie de la conversation de l’homme avec Dieu. Il donnera même dans sa Règle cette attrayante consigne : "Délecte-toi dans la pratique quotidienne de la psalmodie privée." Les "divines cantilènes", comme il appelle les psaumes, permettront à chacun de dire à Dieu son cœur, en espérant, bien sûr, l’heure où l’Esprit-Saint, s’emparant de l’âme purifiée et libérée, fervente et fidèle dans l’amour, la fera entrer en grand silence dans l’au-delà des mots, même les plus sacrés.

Ne pensons pas toutefois que frère Paul succombe à la tentation des messaliens, qui, parce que prétendant se consacrer uniquement "aux choses de l’âme", refusent le travail quotidien avec ses contraintes, ses exigences, ses qualités de service humble et caché de la famille érémitique. La vie dans les ermitages des Grottes, Pascelupo, San-Leonardo, Saint-Benoît, Sainte-Marie du Saint-Esprit, est volontairement d’une très grande simplicité et d’un réalisme humain qui conditionne l’équilibre physique, psychique et spirituel de l’ermite. Le travail est à ses yeux un élément essentiel de la vie solitaire, non seulement comme un remède à la possible oisiveté de certains, mais comme l’expression et l’aliment d’une pauvreté réelle. Il écrit par exemple dans la Règle : "Lorsque ce sera possible sans difficultés et que ce ne sera pas exigé par les inattendus de la vie, les ermites ne feront pas appel à des ouvriers du dehors, mais travailleront eux-mêmes aux heures et aux temps fixés… N’est-il point d’ailleurs écrit dans la Règle de notre Père saint Benoît que ‹les frères seront d’autant plus moines qu’ils gagneront leur pain par le travail de leurs mains›? C’est alors seulement qu’il y aura authentique vie monastique chrétienne, quand toutes les activités des frères auront leur moment marqué, afin que tout se fasse avec ordre et qu’aucune situation ne tende ou n’inquiète les esprits." Bien sûr, frère Paul pense aux humbles occupations de l’ermite à l’intérieur de sa cellule et du petit jardin qui lui est attenant. "Nul ne négligera l’entretien de sa cellule et de son jardinet. Tout ce que l’ermite y cultive appartient d’ailleurs à tous les frères, mais chacun selon ses talents et ses possibilités aimera aussi s’adonner à un travail qui lui permette de demeurer le plus possible en solitude." "Cependant, particulièrement dans les ermitages où les frères sont peu nombreux, chacun aura aussi à assumer les emplois indispensables à la vie de la famille érémitique." Notons encore ici comment frère Paul insiste pour que tout se fasse avec un visage joyeux, des psaumes et des hymnes plein le cœur et sur les lèvres, particulièrement au moment de la fenaison, des vendanges ou de la récolte des fruits, où les frères travaillent ensemble…

Sera-t-il permis justement d’évoquer encore le climat fraternel dans lequel se déroule la vie silencieuse des fils de saint Romuald? Ceci pourrait sembler un paradoxe, mais c’est précisément l’expression de la plénitude et de la beauté chrétienne camaldules que de donner aux solitaires la possibilité et le bonheur de goûter combien il est beau et doux de vivre en frères, tous ensemble à la recherche austère, et parfois sanglante, de leur bien commun, qui est Dieu. Il faut dire que frère Paul croit très fort à la nécessité d’aimer en vérité, et d’être aimé, pour se déployer en grand, même, et peut-être surtout, quand on est ermite. Lui-même semble en être d’ailleurs un merveilleux exemple. Le cardinal Contarini lui écrira un jour : "Vous êtes (et je vous dis la vérité) celui dont les paroles et l’exemple sont pour moi un soutien permanent, un havre auquel je crois pouvoir revenir en toute sécurité au sein de l’adversité." Giustiniani pense que la vraie vie solitaire, loin de recroqueviller l’ermite sur lui-même, comme on le croit souvent, le dilate au contraire à la dimension des autres frères et du monde entier. Aussi bien écrit-il encore dans la Règle : "Que les ermites soient toujours prêts à aider leurs frères sans jamais se considérer supérieurs à eux… Qu’ils ne refusent jamais un service parce que dérangeant ou trop banal." Il voit plutôt les frères s’encourageant les uns les autres, sans pourtant sombrer dans des conversations interminables, des paroles inutiles ou ce murmure qui sape les fondements de la communion fraternelle. Tendre la main aux plus jeunes, aux anciens, aux frères fatigués ou tentés, leur donner un regard de complicité d’amour, quand et où il faut, avec un beau sourire, voilà le frère changé en sacrement de Dieu.

Mais que dire alors du ministère du prieur de l’ermitage, maître d’œuvre discret mais indispensable de cette communion d’amour dans l’Esprit-Saint que doit être l’ermitage? Saint Pierre Damien avait beaucoup parlé de son importance, ainsi que le bienheureux Rodolphe. Frère Paul se fait leur porte-voix. Il lui importe évidemment de veiller à l’épanouissement des âmes qui lui sont confiées. Et Giustiniani insiste beaucoup sur l’importance, non seulement de l’exemple d’une vie toute livrée à Dieu, mais aussi de la parole aimante et lumineuse que les frères attendent et qui éclaire, encourage et fortifie. Un chapitre de la Règle est consacré aux "fragiles, aux malades, aux veillards". A leur égard, dit frère Paul, le prieur devra se comporter comme une mère. C’est alors que l’ermitage, malgré l’austérité de la vie quotidienne et tous les ratés inhérents à la condition humaine, peut être quelque chose du paradis.

L’on sait d’ailleurs que le charisme du bienheureux Paul est cette joie qui l’habite de plus en plus, la jucunditas des Pères des déserts. Il veut la communiquer à tous les frères et à tous ceux qui fréquentent l’ermitage. Si saint Pierre Damien a noté la festivité du visage de Romuald, plus rayonnant que jamais à ses moments de réclusion, si lui-même, le cardinal-ermite, s’est accusé, avant de mourir, mais en souriant, de ne pas avoir eu "l’air assez lugubre et d’avoir dit trop de bons mots", frère Paul a hérité de cette grâce chrétienne qui, aujourd’hui encore, est si typique des solitudes camaldules. Il serait intéressant de compter le nombre de fois où, au long du si beau chapitre 3 de la Règle, sont employés les mots : jubilation, allégresse, contentement, délices et suavité. L’on sait très bien que, pour le frère Paul, seul l’amour peut être le mobile de la vie au désert, et "là où est l’amour, là a disparu la peine". Les ermites camaldules de Monte Corona ne chantent jamais à l’église, sauf aux vigiles de Pâques et de Pentecôte. Ils psalmodient doucement, sereinement, debout comme des veilleurs. C’est une musique au-delà de toute musique, celle d’en-haut, celle de Dieu. Elle imprègne les solitudes camaldules et rayonne sur les visages barbus des frères qui n’ont pas d’âge parce qu’ils ont la jeunesse de Dieu.

 

Ah, ces amoureux impénitents

du désert!

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1. C’est-à-dire l’homme entièrement pacifié qui vit le mystère du Dieu-Trinité.

 

 

 

 

 

 

 

APPENDICES

 

Appendice I

Texte du chapitre 3 de la Règle de la vie érémitique de 1520 (traduction L.-A. Lassus)

Les chemins du désert

Voici quelles sont les "armes spirituelles" de la sainte vie érémitique :

 1. Faire éclore dans son cœur en toute vérité et liberté la réalité des saints vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Les professer expressément et les observer intégralement durant toute la vie selon la Règle de saint Benoît et les constitutions érémitiques.

 2. Observer avec rigueur ces règles de vie solitaire et la Règle bénédictine lorsque cette dernière n’est pas contraire à la solitude qui réclame aussi observances plus austères et plus parfaites.

 3. Aimer la profonde tranquillité de la solitude sainte.

 4. Savourer la douce retraite de la cellule, isolée et séparée des autres.

 5. Eviter de toutes manières, mais dans le respect de la charité, de fréquenter, d’approcher des personnes qui vivent dans le monde ou qui ont des façons de vivre très différentes des nôtres.

 6. Aimer de tout son cœur la sainte pauvreté volontaire.

 7. Avec la parfaite chasteté du corps, garder aussi son esprit libre de toute souillure.

 8. Ne jamais secouer le joug vraiment doux et léger, pour qui l’accepte volontiers, de la sainte obéissance, mais le porter avec joie jusqu’à la mort.

 9. Poussé par le continuel désir d’atteindre un degré toujours plus éminent de cette vertu, obéir sans cesse à ses supérieurs même dans les détails qui n’impliquent pas formellement l’obligation de l’obéissance.

10. Avancer d’un pas ferme, porté par les bonnes œuvres, vers les hauts sommets de toutes les vertus.

11. Garder le trésor de la plus parfaite humilité avec d’autant plus de délicatesse que l’on avance dans la perfection.

12. Eviter les distractions de l’esprit, les attraits et l’arrogance de la vie mondaine.

13. Ne pas désirer les ordres sacrés ni la dignité du sacerdoce, et ne les accepter que par amour d’une obéissance parfaite.

14. Refuser énergiquement les charges de gouvernement et tout ce qui y ressemble, non par crainte d’un travail lourd à assurer, mais par amour de l’humilité, comme s’il s’agissait de voguer sur une mer peu sûre et agitée.

15. Désirer les emplois qui ne comportent pas d’honneur.

16. Etre toujours prêt à aider les autres et ne jamais désirer de leur être supérieur.

17. Ne jamais refuser un service parce que jugé trop vil.

18. Fréquenter l’église pour célébrer l’Œuvre de Dieu non seulement par habitude ou par obligation, mais bien plutôt parce que porté par le désir de louer le Seigneur.

19. Célébrer l’office divin selon l’usage des moines avec respect, dignité, grande dévotion, en observant les cérémonies prescrites, sans chanter mais d’une voix juste.

20. Célébrer la Sainte Messe avec grande joie spirituelle ou l’écouter avec dévotion.

21. Aimer la lecture de la Sainte Ecriture.

22. Se délecter dans la pratique quotidienne de la psalmodie privée.

23. S’arrêter souvent pour vaquer à la conversation avec Dieu.

24. S’adonner à la sainte oraison avec larmes et componction du cœur, sinon d’une façon continuelle, du moins une fois par jour.

25. Se consacrer volontiers à l’étude des Lettres et spécialement de la Sainte Ecriture.

26. S’encourager les uns les autres et toujours être à l’école de ceux qui ont reçu le don de conseil.

27. Confesser souvent ses péchés avec une vraie contrition de cœur.

28. Recevoir avec un grand respect le vénérable sacrement de la Sainte Eucharistie.

29. Veiller en tout temps à la propreté du corps et des vêtements.

30. Se sachant toujours en présence de Dieu et de ses anges, veiller continuellement à la pureté de l’esprit et à la gravité de la démarche.

31. Se réjouir de la précarité, de la simplicité de la nourriture et de la boisson, de la rigueur de l’abstinence et de la fréquence du jeûne.

32. Se priver de vin, sinon toujours, du moins assez souvent.

33. Ne pas relâcher, sinon par vraie nécessité ou par ordre du supérieur, l’observance commune, mais plutôt la renforcer discrètement au moment où il faut et de manière convenable, à la façon des anciens pères.

34. En diminuer un peu la rigueur lorsque le cas se présente, mais avec une juste discrétion, en faveur des frères plus délicats, les faibles, les vieillards, les malades et ceux qui s’adonnent à un dur travail.

35. Aimer beaucoup le silence sacré, car s’y trouvent cachés le culte de la justice et le progrès de toutes les vertus.

36. Dans les temps et les lieux définis, observer un inviolable silence.

37. S’habituer à parler à voix basse, sans exagération cependant.

38. User de peu de paroles, bien réfléchies et seulement par nécessité ou motif d’édification.

39. Se garder avec soin des conversations prolongées, des paroles inutiles, du vice du murmure.

40. Ne jamais trop s’occuper des événements du monde, des guerres, des faits divers; ni jamais les rapporter ni les écouter avec complaisance.

41. Par le travail, fuir l’oisiveté, garder la vertu d’humilité et apaiser les exigences excessives du corps.

42. Etre toujours occupé à quelque travail manuel ou intellectuel.

43. Etre heureux de vivre à l’ermitage, d’habiter continuellement en cellule, et là, de garder la tranquillité du corps et de l’esprit.

44. Ne jamais entrer dans la cellule des autres frères ni dans les ateliers communs sans la permission du prieur, lorsqu’il n’y a pas urgence.

45. Ne jamais vagabonder en dehors de la clôture.

46. Autant que possible, ne jamais relâcher la rigueur et le style de la vie érémitique quand la nécessité ou l’obéissance impose de sortir de clôture.

47. Dormir toujours seul dans sa cellule.

48. Ne pas s’attrister de la banalité de la couche ni de la grossièreté des couvertures.

49. Dormir vêtu et la ceinture aux reins.

50. Prendre fréquemment et volontiers la discipline.

51. User avec plaisir d’un dur cilice et se complaire à porter des vêtements pauvres.

52. Considérer le supérieur, quel qu’il soit, comme choisi par Dieu lui-même, à la condition qu’il soit légitimement élu.

53. Ne pas porter de jugement sur les supérieurs, mais pencher plutôt à accepter son jugement à lui.

54. Respecter le supérieur et prêter volontiers l’oreille à ses observations et à ses ordres.

55. Si le supérieur est un homme vertueux, imiter ses bonnes œuvres, mettre en pratique ses enseignements, même si, Dieu nous en préserve, il fait le contraire de ce qu’il dit.

56. Obéir en toutes choses au supérieur, comme à Dieu, avec une vraie joie spirituelle.

57. Le supérieur doit aimer tous ses frères sans faire acception de personnes.

58. Il doit veiller sur le repos et la santé des ermites, comme s’il s’agissait de lui-même.

59. Il doit pourvoir aux besoins matériels des frères plus encore qu’aux siens propres.

60. Il doit se sentir toujours responsable quand il remarque la négligence de tel frère dans son emploi ou la diminution de sa ferveur.

61. Accepter volontiers et, sans retard, mener à bonne fin tel emploi d’utilité générale, lorsqu’il nous est confié.

62. Lorsqu’on le demande, participer au chapitre et, après avoir prié, donner de sages conseils.

63. Exposer son avis avec humilité et crainte de Dieu.

64. Accepter de bon cœur le jugement et la décision de la majorité, même si son propre jugement est absolument à l’encontre.

65. Garder le secret sur tout ce qui est dit au chapitre.

66. Accepter de bon cœur la correction fraternelle et même les plus dures observations du supérieur.

67. Accomplir avec soin et promptitude les obédiences pour quelque travail que ce soit ainsi que les pénitences dues à nos manquements.

68. Ne pas accepter immédiatement et sans réflexion celui qui demande à partager la vie érémitique.

69. Décider toujours après avoir pris conseil de tous les frères, examiné la candidature avec soin et consentement des autres pour l’acceptation ou le rejet.

70. Offrir à qui est accepté la place qui lui revient, conformément à la coutume établie.

71. Occuper et garder, dans les divers moments de vie commune, la place assignée à chacun.

72. Ne pas déranger l’ordonnance de l’assemblée.

73. Accepter sans hésitation l’emploi confié.

74. Ne pas s’excuser inutilement pour quelque obédience.

75. N’envoyer personne en dehors de l’ermitage sinon pour une véritable nécessité, un urgent besoin.

76. Avec un soin jaloux et une grande charité, faire en sorte que rien ne manque en fait de nourriture ou de vêtement à chacun des frères, selon les besoins de chacun et aux moments fixés.

77. Avoir toujours pour les faibles et les malades prudence et discrétion, soins paternels, sollicitude attentive.

78. Accueillir celui qui arrive à l’ermitage avec de douces paroles, une attentive charité et le parfum du bon exemple.

79. Que les ermites "ouverts" soient toujours prêts à servir les reclus.

80. Et que ces derniers prient pour leurs frères.

81. Que les frères non reclus aient en vénération la perfection de la réclusion et l’imitent dans la mesure du possible.

82. Qui a épousé un jour la réclusion, la gardera avec soin et lui sera fidèle en toutes choses.

83. Tous les ermites, reclus ou non, observeront les prescriptions de la vie solitaire dans la ferveur et un grand zèle pour Dieu.

84. Mettre tout en œuvre pour que la règle de l’ermitage soit observée.

85. Infliger aux transgresseurs une juste pénitence d’après la gravité des manquements.

86. Ne pas penser que la perfection de la vie solitaire soit renfermée dans ces prescriptions, mais aspirer à travers elles à y tendre et à mettre en pratique les enseignements évangéliques et apostoliques. Et par-dessus tout, garder toujours en son intégrité et en sa perfection le lien de l’amour fraternel.

87. S’aimer les uns les autres de manière parfaite.

88. Et comme but principal de toutes les vertus, s’enflammer avec toujours plus de ferveur, avec toutes les ressources de l’intelligence et les affections du cœur, pour la connaissance et l’amour de Dieu Créateur si bon et si grand.

Voici donc quels sont les instruments de l’art de vivre à l’ermitage. Si les ermites les acceptent et sont capables de les mettre en œuvre, ils recevront en récompense le denier de chaque jour, je veux dire l’éternel bonheur et, au jugement dernier, un sort égal à celui des Pères de cette sainte Institution, non pas certes par leurs mérites mais certainement par la miséricorde du Seigneur.

L’atelier, où sans interruption et sans entraves ils peuvent travailler, est notre Saint-Ermitage, lieu chéri de la bienheureuse solitude où ils persévéreront avec ténacité jusqu’à la mort dans le propos de vie érémitique.

 

 

 

Appendice II

 

Poèmes d’amour

de frère Paul Giustiniani

 

Nous pensons que beaucoup seront heureux de lire quelques-uns des nombreux poèmes où frère Paul a traduit, ou plutôt essayé de traduire, son angoisse d’amour à l’égard de ce Dieu dont le Visage a été le tourment de sa vie solitaire. Il serait, bien sûr, préférable de les lire dans l’original vénitien ou italien.

Nous sommes donc confus d’esquisser une traduction à peu près fidèle. Mais je crois que quelques lecteurs sauront aller au-delà des mots et des images et reconnaîtront leur propre tourment.

 

I

Révélation de l’amour

Si existe sur terre

Un homme pleinement heureux

Avant même que son âme

Ne se soit échappée de son corps,

Cet homme c’est bien moi

Qui sais Celui qui m’enamoure

Cause de mon bonheur et Source de ma joie.

Autant sans amour j’ai vécu

Jusqu’à ce que Tu Te révèles,

Autant, lorsqu’enfin j’ai commencé

A T’aimer, cher Seigneur mien,

J’ai pénétré par ta douce pitié,

En un océan de bonheur

Où je n’ai point trouvé encore

Semblance d’amertume.

Me voici désormais

Sous le charme d’un tel Amant

Que je commence à vivre hors de moi.

J’étais mort et me voici vivant,

Arraché à la terre, en marche vers le ciel.

O douce et bienheureuse destinée,

De quelle splendeur tu envahis mon âme.

 

II

Recherche du Visage

L’amour soulève ma pensée

Haut, vers le ciel

Sans que je puisse, hélas,

Embrasser ton mystère, ô mon Dieu.

En mon cœur est sculpté ton Visage

Mais l’image est si loin de la Réalité !

Jusqu’à ce tien, total et sublime Mystère,

Jusqu’à cette beauté que

De loin, ici-bas, avec une telle impatience

Je désire enfin contempler,

Je ne puis élever mes yeux

Ni fixer mon regard.

Comme le papillon du soir

Qui ne vole très haut et

Ne peut fixer la lucerne

Mais tourne, tourne autour

D’une vacillante lumière,

Telle est mon âme

Captive encore

Des ombres de la terre.

 

 

 

Appendice III

 

 

Vers la béatification officielle?

Les ermites camaldules, tout comme les chartreux, n’ont jamais été friands de voir canoniser leurs frères. La plupart de ceux qui sont sortis du silence et ont été "élevés sur les autels", comme l’on dit, le furent parce que devenus évêques ou cardinaux, ou martyrs dans le sang. Quant à la "piétaille" monastique, le grand secret de l’amour fidèle jusqu’à en mourir sera leur part apophatique. "A Toi, ô Dieu, la gloire!"

Frère Paul, dont l’influence spirituelle a été et demeure si grande dans son Ordre et dans l’histoire de l’érémitisme, a été immédiatement après sa mort qualifié de bienheureux, au grand dam d’ailleurs de quelques-uns de ses ex-adversaires, qui ne supportaient point les images que l’on aimait créer, ici et là, en grand et en petit, rayonnantes de gloire. La force tranquille de sa sainteté a renversé les forteresses, et depuis quatre siècles, sans que frère Paul ait été officiellement proclamé bienheureux, car ses fils n’en ont jamais fait la demande, il est appelé et considéré comme tel. Tout comme, dans l’Ordre des Prêcheurs, Jean de Fiesole, le bienheureux Fra Angelico, aujourd’hui déclaré tel par notre Saint Père Jean-Paul II.

Evidemment les frères ermites camaldules du Monte Corona seraient plus qu’heureux si aujourd’hui, à travers la béatification officielle de frère Paul, Jean-Paul II exaltait la vie solitaire, cachée avec le Christ en Dieu. Lorsque, d’ailleurs, en 1982, nous célébrions avec lui à Fonte-Avellana le millénaire de l’Ermitage de la Croix et saint Pierre Damien, Jean-Paul II confessait devant nous tout ce qu’il avait reçu à Cracovie des ermites camaldules de Biélamy.

Mais qui lui demandera une reconnaissance officielle de la vie en Dieu de frère Paul? Surtout pas les ermites, trop pauvres et trop amis de l’enfouissement.

Seul, le Saint-Esprit qui souffle où il veut…

Alléluia!