LA GRÂCE BAPTISMALE*

I. — RICHESSES SPIRITUELLES

C'est un langage spirituel et uniquement spirituel que je voudrais vous tenir. Toutefois, je ne puis m'empêcher, en commençant, de souligner que nous vivons dans un monde inquiet, agité... Quelle est la cause de cette agitation, de cette inquiétude ? Vous la connaissez comme moi, peut-être mieux que moi.

Un monde inquiet et agité

Des peuples jeunes se lèvent et affirment leurs aspirations à une vie personnelle indépendante, peut-être même à la domination. De plus, dans le monde, s'étalent aussi actuellement des idéologies puissantes, qui semblent vouloir détruire notre vieille civilisation chrétienne. Ces idéologies ne cachent pas qu'elles ont une nouvelle conception de la civilisation et

même de l'homme ; elles séduisent par des promesses enchanteresses non seulement des hommes mais des masses entières avides de bonheur... Si, dans les pays, nous ne voyons que des aspirations purement humaines, il est fort possible que, dans les idéologies, il y ait plus que cela, c'est-à-dire une véritable action de l'esprit du mal qui voudrait atteindre les valeurs spirituelles et l'Église qui les possède.

Devant ces menaces, nous sommes inquiets et peut-être notre inquiétude est-elle légitime. Que sera l'avenir ? Que serons-nous, que sera notre pays, l'Europe et le monde, dans quinze ans, dans vingt ans ? Il est bien difficile de le prévoir. Nous avons l'impression que nous allons vivre des événements jamais vus.

Les leçons de l'histoire

Cependant, si nous voulions mieux considérer l'histoire et ses leçons, nous nous rendrions compte aisément que l'histoire du monde et des peuples est faite de pareils bouleversements. Si nous considérons l'histoire de la Chine ou celle de l'Inde, qui nous présentent, semble-t-il, les plus anciennes civilisations, datant probablement de sept ou huit mille ans avant Notre Seigneur, nous voyons que leur civilisation actuelle est comme le résultat des bouleversements dont ces peuples ont été les victimes, au cours de milliers

d'années : envahissements, vagues de peuples, oligarchies qui s'établissent...

Nous voyons au Proche-Orient des empires qui se sont détruits successivement : les Mèdes, les Perses, les Grecs avec Alexandre, et voici les Romains. Grâce à l'ordre qu'ils semblent établir dans le monde, Jésus peut donner son message. L'Incarnation a des effets mondiaux, comme dira saint Paul1 ; il s'agit du monde connu.

Rome, convertie par le christianisme, devenant comme le champion de la civilisation chrétienne, subit elle aussi les assauts de ceux qu'elle appelle les barbares. Et voici ces barbares gagnés successivement au christianisme. On soigne les plaies pendant un certain temps ; on entreprend des recherches nouvelles sur Dieu... Une philosophie, une théologie, un art s'établissent au xiip siècle, et tout semble rentrer dans l'ordre jusqu'à ce que cet ordre soit troublé de nouveau par d'autres perturbations.

Quelle est la leçon à tirer de ces événements ?

Suprématie de l'intelligence

II en est plusieurs qui découlent comme normalement : premièrement, une certaine

suprématie de l'intelligence. Dans tous ces chocs, ces bouleversements, ces luttes de civilisations, d'empires et de cultures, c'est habituellement l'intelligence la plus affinée qui finit par dominer. Elle est vaincue pendant un certain temps comme la culture grecque par l'empire romain, mais voici qu'elle revient et affirme sa puissance. Dans les luttes entre hommes, l'intelligence va dominer, la supériorité de l'intelligence va assurer la suprématie.

La puissance de l'Esprit

II y a autre chose. L'expansion du christianisme nous place devant d'autres forces : ce sont les forces spirituelles. Jésus est venu et avant de mourir, de subir semble-t-il sa suprême défaite au Calvaire, voici qu'il affirme : " J'ai vaincu le monde ; pour vous, vous aurez à lutter, vous serez vaincus, vous serez mis à mort, mais ayez confiance : j'ai vaincu le monde "2. Suprématie de l'intelligence, suprématie des forces spirituelles... Oui, l'Église à laquelle nous appartenons ne succombera pas sous les coups, elle subsistera à tous les bouleversements, les révolutions, les transformations, les raz-de-marée d'où qu'ils viennent, seraient-ils menés par toutes les forces de l'intelligence humaine et par toutes les forces de

l'enfer. Voilà la conclusion que nous devons tirer.

L'inventaire de nos forces spirituelles

En cette inquiétude en laquelle nous vivons, devant ces menaces, qui seront sûrement efficaces sur certains points, que faut-il faire ?

Notre grand devoir, à nous chrétiens spécialement, c'est de faire l'inventaire de nos forces spirituelles et de placer notre espérance, non pas seulement au point de vue surnaturel pour nous, mais même les espérances pour la société, dans les forces spirituelles. Il faut que cette inquiétude et cette agitation nous conduisent à un approfondissement, à une estime plus grande des forces spirituelles qui nous ont été données. Elles nous ramènent vers le spirituel, vers Dieu : c'est là qu'est la suprême espérance, pour chacun de nous, pour notre salut individuel et pour le salut aussi de l'humanité, dans toute la mesure où elle peut être sauvée.

Quelles sont ces richesses spirituelles ? Faisons-en l'inventaire, en quelques mots, puisque le sujet de la conférence est " La grâce baptismale " : c'est elle surtout que nous devons explorer comme la meilleure, pour ainsi dire, de nos espérances.

Notre grande richesse

Notre première richesse, c'est notre foi en Dieu. Oui, nous croyons en Dieu ! Notre Dieu est l'Être subsistant, l'Esprit infini qui n'a pas de commencement et n'aura pas de fin. Notre Dieu est Esprit d'Amour : nous savons que, comme Amour, il vit en lui-même, il engendre son Fils, sa lumière, son Verbe, sa parole, son expression ; nous savons que le Père et le Fils, se connaissant, produisent l'Esprit Saint qui est l'Esprit d'Amour.

Dieu est le principe de tout, de tout ce qui existe : il en est le principe et la fin. Pourquoi ? Parce qu'il est Amour, il a créé par amour. Il a créé la nature inanimée et, en elle, il y a quelque chose de lui, comme un vestige lointain, dira saint Jean de la Croix3 ; en effet, cette matière est énergie. Il a créé la vie et, en cette vie, il y a quelque chose qui lui ressemble davantage, quelque chose de la puissance de son amour. Surtout, par amour, Dieu a créé l'homme, résumé de la création. En l'homme, il a mis un souffle de vie, un souffle de sa vie, spiraculum vitae, nous dit la Bible4, et ce souffle porte une ressemblance de Dieu.

L'homme est, par excellence, l'être cher à Dieu. Dieu a créé l'homme et, avant de le créer,

il l'a pensé, il l'a aimé. Voilà notre richesse : Dieu nous a aimés, il nous a créés par amour et c'est parce qu'il nous aime qu'il veut nous rappeler à lui. Son amour n'est pas satisfait dans notre création ; il ne sera pleinement satisfait que lorsque nous serons retournés à lui : voilà notre grande richesse !

Que sont les bouleversements, les menaces, les puissances matérielles, que sont même les puissances de l'intelligence devant cette pensée amoureuse de Dieu, qui nous a créés pour que nous retournions à lui ? Oui, voilà notre richesse, voilà notre espérance : la pensée de Dieu, l'amour de Dieu qui n'est pas seulement un amour pour l'humanité, mais l'amour de Dieu pour chacun de nous.

Comment Dieu nous a-t-il manifesté cet amour ? Il s'est donné comme fin à toute créature, et à nous surtout. Il l'a fait en nous donnant quelque chose qui est une participation de sa vie. Voilà le grand acte d'amour de Dieu pour l'homme, dans sa création. Certes, il nous a donné l'intelligence et la volonté, ressemblance de Dieu contenue dans le souffle de vie que Dieu a donné au premier homme, et que nous avons, nous aussi. Mais son amour s'est surtout manifesté dans ce que nous appelons la grâce baptismale — c'est en effet ce que nous recevons au baptême.

II. — NOTRE GRÂCE BAPTISMALE

Je voudrais l'étudier d'abord objectivement en elle-même, ontologiquement comme disent les théologiens, et ensuite, psychologiquement, dans ses effets sur notre nature.

Participation créée à la vie de Dieu

Dieu nous a créés par amour et, en nous créant par amour, il nous rappelle vers lui : il est notre fin. Même au point de vue purement naturel, nous sommes faits pour lui. Il nous aime et met dans notre nature humaine une certaine tendance vers lui, un moyen déjà de le découvrir et de l'aimer ; il nous donne de le connaître naturellement, dans les créatures, dans une énigme il est vrai5, d'une façon comme indirecte, et aussi de l'aimer. Cependant, par la grâce que nous recevons au baptême, nous avons plus que cela.

Qu'est-ce que cette grâce qui nous est donnée au baptême ? Quand le prêtre a fait couler l'eau sur notre front et qu'il a dit : " Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ", la grâce est descendue dans notre âme.

Qu'est-elle ? Une chose mystérieuse, aussi mystérieuse que Dieu lui-même : c'est une participation créée à la vie de Dieu, à la nature de Dieu.

Qu'est-ce que Dieu ? L'Infini, l'Être subsistant ... Qui pourrait le dire ? Quand nous serons au Ciel, avec le lumen gloriae6, nous en verrons quelque chose à la mesure de notre puissance de vision. Mais ici-bas, avec notre intelligence, comment pourrions-nous en parler ? Il est enveloppé de lumière, et d'une lumière si éblouissante qu'elle est pour nous un vêtement de ténèbres !

Or la grâce est une participation créée à la nature de Dieu, à la vie de Dieu ; elle n'est pas quelque chose de Dieu, non, elle est créée mais elle nous fait enfants de Dieu, elle nous fait comme Dieu ; d'une certaine façon, nous pourrions dire qu'elle nous fait " Dieu créé ". Evidemment, à ce qu'elle nous donne, il manque l'infinité, mais cependant c'est quelque chose qui participe à la vie de Dieu. Cette grâce nous permet de faire des opérations comme Dieu. Nous n'avons pas la toute-puissance ni l’infinité, mais enfin elle nous permet de faire des opérations intellectuelles d'intelligence et d'amour comme Dieu lui-même, d'entrer en relation avec lui, donc d'agir comme lui.

Il ne nous est guère permis d'aller plus loin. La théologie, scrutant les profondeurs de la grâce comme elle scrute les profondeurs de Dieu, prendra un langage philosophique pour essayer d'exprimer cette réalité. Ce langage ne sera, évidemment, qu'un langage non pas allégorique mais analogique : c'est du " comme si "7. On ne peut pas exprimer la chose en elle-même, mais cela nous suffit cependant à montrer la grandeur de la grâce.

Marquée pour la vie trinitaire

Dans cette énergie, dans cette vie qui nous est donnée — car c'est une vie —, il y a une force, une puissance, une orientation. Je disais tout à l'heure que, dans notre nature humaine, naturelle, il y a déjà une tendance vers Dieu. Il nous a marqués : ce sceau de divin que nous portons dans notre intelligence, dans notre volonté, est déjà une aptitude à le connaître et à l'aimer, à aller d'une certaine façon vers lui ; il est notre fin. Par la grâce, ce sceau est beaucoup plus précis : il y a un élan vers lui, une aspiration. Notre aspiration naturelle vers Dieu ne peut être pleinement satisfaite que par la grâce.

Cette grâce qui nous est donnée, participation à la vie de Dieu, marque notre destinée,

elle domine tout le reste en notre nature humaine. Elle nous marque pour l'éternité, plus que cela, elle nous marque pour Dieu, pour la vie trinitaire. " Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit " : dans cet énoncé des trois Personnes divines, il y a notre destinée, l'énumération de notre famille. Nous sommes appelés à entrer dans la Trinité. Ces Personnes sont des relations substantielles dans l'unité de Dieu, nous sommes appelés à entrer dans ces relations substantielles des Personnes. Une Personne, le Verbe incarné, nous a adoptés et nous devons y entrer.

La grâce nous appelle à cela, elle n'aura sa pleine réalisation que là : elle est faite pour cela. Nous sommes enfants de Dieu, nous le sommes ici-bas, sous le voile de la foi. Cette grâce n'aura son explication que lorsque nous serons réellement entrés dans la Trinité sainte : doués alors du lumen gloriae qui nous sera donné, de cette puissance de vision de Dieu, nous pourrons réellement entrer en relation avec Dieu par la connaissance et par l'amour, et jouir de ces relations. Voilà ce qu'est la grâce.

La grâce en nous fixe notre destinée, notre vocation céleste et notre vocation terrestre. Car nous ne sommes ici-bas que pour aller vers Dieu, pour développer cette grâce, pour lui donner toute sa puissance et arriver ainsi à la puissance de vision, à l'intimité de relations

avec les Personnes divines à laquelle Dieu nous a appelés. En nous créant. Dieu nous a vus sur le plan de son intimité. S'il nous a lancés dans le monde, c'est afin que nous remontions vers lui, à la place qu'il nous a fixée dans le Corps mystique du Christ et dans la vie trinitaire des trois Personnes divines. Voilà ce qu'est la grâce.

Que sont donc les bouleversements du monde, les révolutions, les idéologies ? Que sont même les transformations du monde purement terrestre, ces galaxies qui montent dans l'univers à tout instant, ces fruits de l'intelligence humaine, cette haine que nous sentons parfois autour de nous ? Que sont toutes les manœuvres de l'esprit du mal et de sa puissance dans le monde, alors que nous possédons en nous ce trésor, cette participation de la vie de Dieu et cet appel à l'intimité divine, à la vie trinitaire ?

Nous disons volontiers que tout cela, c'est du transcendant ou du " mystique " même. Peut-être nous, chrétiens, confondons-nous parfois mystique, transcendant, avec irréel. Non ! Le réel est là ! Le transcendant, le mystique n'est pas de l'imaginaire, non, c'est du réel éternel. Car nous aussi, nous sommes éternels, d'une certaine façon, dans la pensée de Dieu : ce que nous sommes, Dieu l'a voulu de toute éternité, il nous a aimés de toute éternité. En nous aimant de toute éternité de cette

façon, il a sa pensée sur chacun de nous, pensée qu'il a réalisée et à la réalisation parfaite de laquelle il nous appelle. Dieu nous a créés pour son éternité, pour sa joie et pour son amour, afin de jouir de nous, de nous aimer chacun comme il aime son Fils, comme il aime son Esprit Saint.

Toutes les choses terrestres, toutes les choses naturelles, tous les bouleversements ne sont rien en comparaison de cela ! La paix que nous cherchons, elle est là, dans la tranquillité de cet ordre que nous devons réaliser, de notre marche vers Dieu, de l'harmonie que nous devons réaliser en allant retrouver la place et remplir la fonction que Dieu nous destine. La voilà, la paix véritable au-delà de tout. Y en a-t-il une autre ici-bas ? Je ne sais... Dans l'ordre transcendant en tout cas, il n'y a que celle-là : voilà ce qu'est la grâce, la grâce baptismale.

La perfection chrétienne est indépendante de toutes les modalités, de tous les modes humains, de toutes les perfections naturelles, sensibles, intellectuelles ou même de toutes les perfections de l'ordre moral. La perfection pour nous, la perfection chrétienne, c'est d'atteindre Dieu. Notre perfection est en Dieu, c'est l'union à Dieu et, par conséquent, le développement de notre grâce baptismale ; elle n'est pas ailleurs, il n'y a pas autre chose que cela. Tous les modes, toutes les méthodes, tous les moyens, toutes les ascèses doivent conduire à cela.

Ne confondons pas le moyen avec le but. La perfection n'est pas dans une perfection humaine transitoire, dans un développement de l'intelligence, pas même dans une perfection morale en soi. Non ! Elle est uniquement dans la réalisation de notre vocation surnaturelle, dans l'épanouissement de la grâce qui nous est donnée au baptême ; elle n'est pas ailleurs.

Voilà la richesse qui nous a été donnée par Dieu : notre foi en Dieu, notre relation établie avec Dieu par cette réalité qu'est la grâce, participation de la vie de Dieu, qui nous oriente vers lui.

Greffée sur la nature humaine...

Sur le plan psychologique, qu'est cette grâce ? Ce n'est pas un trésor, un joyau mis dans un coin de notre âme. Nous pourrions croire, d'après la parole de sainte Thérèse8, que notre âme est un écrin dans lequel nous possédons un joyau qui est Dieu, qui est la grâce. Non ! Cette grâce est fixée sur notre nature humaine. L'homme, résumé de la création, est matière, il porte la vie sensible, et aussi la vie intellectuelle. Cette grâce vient se greffer sur la vie de notre âme, elle vient compléter, d'une certaine façon, notre être psychologique,

se fixer dans notre être psychologique. La grâce elle-même se fixe dans l'essence de l'âme. Le théologien nous dira que c'est une " qualité ", c'est-à-dire quelque chose d'accidentel, mais en même temps quelque chose de permanent9 : c'est une autre nature qui vient compléter notre nature purement naturelle, qui se surajoute, qui nous fait enfants de Dieu, Dieu par participation.

Toute vie est dans le mouvement et dans l'activité. Toute vie a des organes pour se développer, des membres pour se mouvoir, pour agir — nous avons ainsi en nous la vie sensible, la vie intellectuelle ; comme toute vie en nous, notre vie surnaturelle, notre grâce a, elle aussi, ses membres, ses puissances d'action. Comment va-t-elle se porter vers le but, vers le terme, vers la vie trinitaire ? Précisément par son activité, par l'activité de ses membres, de ses facultés.

... avec des puissances pour agir

Quels sont les membres et les facultés de la grâce qui nous est donnée au baptême ? Ce sont les vertus infuses de foi, d'espérance et de charité. On les appelle " infuses " parce qu'elles font partie de la grâce, elles ne sont pas

surajoutées. Le baptême, qui nous donne la grâce, nous donne aussi les puissances d'agir, les puissances d'opérer : puissance de connaissance, c'est la foi qui nous fait adhérer à Dieu ; puissance de marche vers Dieu, c'est l'espérance ; puissance d'union, qu'est la charité.

Cet organisme surnaturel de la grâce baptismale est fixé sur les facultés de l'âme. La foi se greffe sur l'intelligence, parce que l'intelligence est puissance de connaissance, puissance intellective dira le philosophe, puissance intellectuelle. La grâce a, elle aussi, sa puissance de connaissance qui est la foi, et cette foi va se greffer sur l'intelligence. L'espérance, elle, va se greffer sur les puissances sensibles. La charité, enfin, faculté maîtresse qui imprègne tout, puissance agissante, va se greffer sur la puissance agissante de l'âme qui est la volonté, sur la faculté maîtresse. Tout acte humain est un acte de volonté ; tout acte surnaturel comportera un acte de charité, une influence de la charité : ainsi, la charité va se greffer sur la volonté.

C'est donc tout notre être humain qui est complété par la grâce et qui devient divin. Voilà notre richesse.

Notre marche vers Dieu va donc se faire à la fois surnaturellement et naturellement. Le surnaturel à l'état pur n'existe pas, il n'y a pas d'acte purement surnaturel. De par cette union des vertus infuses, qui font partie de la grâce, et

des facultés humaines, toute action surnaturelle comporte nécessairement une activité de ces facultés humaines. On a cherché pendant longtemps en quoi consiste l'acte de pur amour ; on voulait le détacher complètement de l'humain pour le purifier. C'est un mythe, cela ! Il n'y a pas d'acte de pur amour séparé d'un acte de volonté et, par conséquent, des imperfections de notre volonté.

Donc, notre marche vers Dieu ne va pas se faire seulement par une activité de nos puissances surnaturelles, de notre grâce baptismale ; elle va se faire par une marche de tout notre être, de toute notre âme vers Dieu. Toutes nos énergies, même nos énergies sensibles, vont y contribuer. C'est une marche de l'homme divinisé vers sa fin, vers le sommet.

Notre perfection chrétienne

Voilà la vie spirituelle, voilà la marche de l’homme, tout cela sanctifié, divinisé, surélevé par la grâce et par les vertus infuses qui nous sont données, tellement surnaturalisé que déjà ce sont des actes de la vie trinitaire. Par la grâce et les vertus qui les dominent et les imprègnent, qui les inspirent et les divinisent, tous ces actes de nos facultés sensibles, de notre intelligence, sont des actes complets.

La perfection de l'homme, la perfection chrétienne est là, dans cette marche vers le but,

vers Dieu, dans la mise en activité de toutes ses facultés, de toutes ses énergies, sur tous les plans, pour aller vers Dieu. C'est tout l'homme qui doit arriver au but : rien n'en est exclu.

La perfection chrétienne, c'est cela : atteindre Dieu, le saisir, être en relation avec lui et, déjà dès ici-bas, dans toute la mesure qui nous est possible, réaliser notre vie trinitaire au moyen de la grâce.

Voilà nos privilèges, voilà ce qui nous a été donné au baptême. Il faut avoir des idées claires en ce domaine ; la notion de perfection chrétienne a été obscurcie par les modalités, par les moyens, oh ! excellents la plupart du temps, pour réaliser, mais qui restent secondaires. On a mis en avant l'ascèse, ou la vertu, ou encore la solitude... En effet, pendant les premiers siècles, on est parti au désert, dans les Thébaïdes. Tel ou tel autre, pour être parfait, montait sur une colonne pour prêcher à l'entrée des villes : c'étaient les stylites, n'est-ce pas ? On a pris tel ou tel passage d'Évangile pour dire que la perfection était là... Non, il n'y a qu'une perfection chrétienne, il n'y a qu'une perfection de l'être humain divinisé par la grâce du baptême : c'est sa marche vers Dieu, c'est sa perte en Dieu, c'est sa plongée en Dieu.

Et la mort que nous craignons, la souffrance qui nous fait frémir, que font-elles ? Elles nous rapprochent du but ! Cette mort qui nous

effraie, elle est nécessaire pour entrer dans la vie de Dieu. On ne plonge en Dieu que par la déchirure du voile, de ce voile qu'est notre corps, qui est notre vie d'ici-bas. Saint Jean de la Croix dira : " Déchirez la toile de notre douce rencontre "10. C'est la mort qu'il appelle en appelant l'union à Dieu ; la plongée en Dieu ne se fait que par la mort.

Notre grande espérance

Voilà ce qu'est notre grâce baptismale : il convient que nous prenions conscience de cette réalité. Il est absolument nécessaire que nous prenions bien conscience de cette richesse qui nous a été donnée et que nous possédons. Notre grande richesse, c'est notre grâce baptismale. Il faut que nous mettions cette valeur à sa place, au-dessus de tout, fixant notre destinée éternelle et nous indiquant, dans sa lumière, le chemin que nous devons suivre, le sillon que nous devons tracer ici-bas. Ne nous laissons pas séduire par d'autres vérités, dont nous ne nions pas l'importance et la nécessité, mais qui risquent parfois d'obscurcir cette grande vérité et de laisser dans l'ombre cette richesse.

On dira : " Ceci est bon pour les contemplatifs... " Que voulons-nous être plus

tard, si nous ne voulons pas être des contemplatifs de Dieu ? Où voulons-nous aller, si ce n'est pas pour voir Dieu ? Qu'est-ce que le Ciel, qu'en est-il de cette vie, sinon de voir Dieu et de nous perdre en lui, notre principe et notre fin ? Ce n'est donc pas uniquement tâche de contemplatifs de prendre conscience de ces réalités et de les considérer : c'est tâche chrétienne, tâche de tous les hommes et de tous les baptisés.

Cette grâce baptismale, nous la connaissons, nous l'apprécions. Je ne prétends pas vous dire des choses nouvelles, je veux mettre simplement l'accent sur des vérités connues, des vérités surnaturelles que vous estimez. Je voudrais les mettre en relief, en pleine lumière, pour que votre regard de foi, désormais, les considère plus attentivement, plus souvent ; pour que l'estime que vous leur portez, soit une estime raisonnable et juste en considérant leur valeur ; pour que votre élan, votre amour vers Dieu, trouve dans ces vérités une lumière pour se guider dans la vie, que votre espérance y trouve un aliment, un appui.

Quand on a pris conscience de sa grâce baptismale, du sceau qu'elle porte, de la lumière qu'elle donne, de la direction qu'elle imprime, des espérances qu'elle donne, on a une ancre dans sa vie pour son âme. Il ne semble pas que la désespérance puisse nous atteindre, il semble même que soit apaisée toute

inquiétude. Dieu m'a aimé. Dieu m'a donné sa grâce. Dieu m'appelle : c'est lui qui est mon espérance. Qu'ai-je besoin d'autre chose ? Certes, il y a des frémissements de ma nature sensible, il y a des inquiétudes de mon intelligence devant telle ou telle perspective, mais la grande espérance, je la possède !

La grande espérance, c'est Dieu lui-même que je dois atteindre. C'est Dieu lui-même qui me demande de l'atteindre et d'aller vers lui, c'est lui qui veut que je l'atteigne. Pourquoi ? Pour lui donner de la joie car, si je dois trouver ma joie en lui, lui aussi trouvera de la joie en moi.

Voilà ce qu'est notre grâce baptismale, objet de notre foi, appui de notre espérance, et aliment de notre charité.

 

NOTES

 

* Ce texte a déjà fait l'objet d'une publication partielle dans : " Un maître spirituel, le Père Marie-Eugène o.c.d. ", Carmel, 1988/3-4, n° 51, p. 319-327.

 

1. Cf. par exemple Ep 1, 9-10 et Col 1, 15-20.

2. Cf. Jn 16, 33.

3. Cf. Cantique Spirituel, str. 5.

4. Gn 2, 7.

5. Cf. / Co 13, 12.

6. Cf. supra, p. 58, n. 16.

7. Sur le langage analogique, voir chap. suivant, p. 102.

8. Cf. S. THÉRÈSE DE JÉSUS, Château de l'âme, 1 Dem., ch. 1.

9. Cf. Je veux voir Dieu, p. 33-34 et p. 1001-1002.

10. Cf. S. JEAN DE LA CROIX, Vive Flamme d'Amour, str. 1.